Oraison funèbre pour Palmyre

 

La palme du martyre

 
Pourquoi me souviendrais-je de toi, Palmyre, où je ne suis jamais allé ?
De tes absurdes colonnades qui mènent d’un désert à un autre désert,
De royaumes oubliés à empires abolis ?
Pourquoi m’importeraient tes ruines, et la ruine de tes ruines ?
On tue des innocents, on opprime, on torture, on viole, on assassine.
Alors, un peu plus, un peu moins de cailloux dans le désert…
N’est-il pas scandaleux que le monde soit plus scandalisé par la destruction d’un lion et d’un temple de pierre que par la mort de milliers de personnes de chair ?
Est-il autre scandale que la souffrance et la mort humaines ?
J’ai dit, souvent, que l’homme seul est sacré.
Que le seul volume de la loi sacrée qui vaille,
c’est la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Je le redirai.
Et pourtant, mes frères, j’ai pleuré sur Palmyre.

Certes, je palpite aussi de colère.
Si je me tais, les pierres crieront.
Palmyre à jamais témoignera contre ces barbares.
Peut-être contre leur dieu.
En cela, ils ont blasphémé, les procureurs du blasphème.
Ils ont blasphémé en drapant du prétexte d’une religion noble des actes contraires à toute religion comme à toute noblesse, à toute intelligence, à tout amour, à toute spiritualité, à tout courage.
Car il y a une incroyable lâcheté face aux dieux des autres, voire un hommage à leur puissance, que de ne savoir les combattre avec des armes spirituelles.
Et même face à des dieux oubliés.
Ils ressentent encore la crainte du dieu mort, ceux qui éprouvent le besoin de briser sa statue.
Quel manque de foi chez ces prétendants à la foi unique et suprême.
Quel matérialisme, même, pour voir des ennemis dans des pierres.
Quelle espérance collective peuvent-ils prétendre fonder sur la terreur collective ?
Quelle société croient-ils pouvoir bâtir sur la mort et le sable ?
Ne savent-ils pas que celui qui avilit l’homme s’avilit soi-même ?
Quelle absence de sagesse et de force faut-il pour s’attaquer à la beauté.
Quelle misère chez ces barbares et ces esclaves,
Propagandistes de la haine et de la bassesse.
Mais, ni pitié ni mépris, ce n’est pas sur eux que j’ai pleuré.
Je ne leur ferai pas plus hommage de mes pleurs que de mes peurs.
Le vent du désert les emportera, tôt ou tard, comme un nuage de sauterelles.

Alors,
les hommes se souviendront de toi, Palmyre.
Du dernier mirage dans le désert de tes absurdes colonnades,
que nous savons désormais fragiles comme un rêve.
Parmi d’autres deuils précieux, nous conserverons ton image éphémère à l’orient éternel.
Ce n’est pas oublier les morts, les souffrances, les misères des hommes et des femmes vivants.
Si la vie humaine peut être dite sacrée,
c’est parce qu’elle n’est pas réductible à la seule vie biologique.
Parce qu’elle inclut notre part spirituelle, morale, culturelle, ce qui constitue notre humanité.
Réduire Palmyre en poussière, ce n’est pas un crime contre la pierre, c’est un crime contre l’esprit,
le péché qui ne sera jamais pardonné.
Et le monde civilisé est justement scandalisé, parce que c’est un crime contre la civilisation.
La civilisation, c’est comme l’initiation : non pas un état, mais un chemin toujours à reprendre.
La civilisation, c’est l’histoire qui donne du sens à notre présent et à notre avenir.
Détruire le temple qui témoignait d’une parole perdue, c’est détruire une part de notre humanité à chacun de nous.
C’est aussi cette déchirure que nous pouvons ressentir intimement, presque physiquement.
Nous sommes tous Palmyre.
 
Pourquoi verser une larme sur Palmyre ?
Khaled al Asaad a répondu. Il a versé son sang.
Il a jugé que sa vie valait moins que Palmyre, et il en a été le martyr.
Je sais que ma vie vaut moins que les bouddhas de Bamiyan explosés par les taliban, que la mosquée de Cordoue éventrée par Charles-Quint, que la Bagdad des Mille et une nuits détruite par les Mongols, que l’abbaye de Cluny vendue au prix des pierres par les républicains de 1793.
(J’en passe, et des pires. Car il n’est pas une religion, pas une idéologie politique, pas un peuple, qui n’ait peu ou prou voulu l’effacement de ce que d’autres avaient créé.)
Chaque œuvre d’art est une parole unique
qui prolonge des milliers de vies du passé et nourrira des milliers de vies du futur.
Oui, chaque vie humaine est unique, et sa perte, irréparable.
Parce que nous sommes faits non seulement de la chair qui quittera un jour nos os,
nous sommes tissés de toutes nos rencontres, de toutes nos lectures,
et nous sommes modelés, oui, de tous ces témoignages de la créativité humaine,
depuis les grottes peintes il y a 30 000 ans jusqu’à la Pyramide du Louvre…
De toutes ces manières, de toutes ces matières, dont nos prédécesseurs inspirés ont exprimé leur recherche de la beauté et leur aspiration à l’absolu.
Les barbares ne cherchent pas seulement à tuer les corps de leurs ennemis,
ils veulent tuer leurs âmes.
Détruire l’art du passé, c’est tuer des âmes innombrables.
Mes frères, c’est sur ces âmes que je pleure, quand je pleure sur Palmyre,
Où je n’irai jamais.

septembre 2015.

 

Site de l'Unesco sur Palmyre : cliquer ici.

Imprimer