3 - Le voile islamique : Ubu roi

Le voile islamique n'est pas musulman. Mais le blue-jeans est-il français ?

 

Ce site n'a pas vocation à commenter l’actualité (Comment le pourrais-je ? Je ne la suis que de très loin). En 2016, j’avais fait une exception à propos de Palmyre. Le sujet des destructions du pseudo-Etat islamique entrait en résonance avec mes réflexions sur l’art sacré et l’iconoclasme. Dans le débat sur le port du voile, en quoi suis-je fondé à intervenir ? Bien des islamologues ont plus de compétence pour analyser la religion musulmane. Bien des juristes et militants des Droits de l’homme ont plus de compétence pour parler de la laïcité. Peut-être mes domaines d’intérêt, où s’entrecroisent l’éthique intellectuelle, l’histoire des idées et la sociologie des religions, peuvent-ils apporter un éclairage particulier. Ou des citations impertinentes vous sembleront-elles pertinentes. Et peut-être pas. Vous en jugerez.

Il s’agit en tout cas de mettre un peu d‘ordre dans un débat où beaucoup entretiennent la confusion. D'essayer de mettre un peu de raison et de compréhension là où trop d'intervenants profèrent la haine et professent la fracture sociale. Et on retrouvera ici l’aspect de ma névrose qui me pousse à dénoncer les impostures et l’incohérence éthique et intellectuelle. Le « voile islamique » est-il fait du même textile trompeur que le suaire de Turin ? Ou est-il plutôt apparenté, puisqu'il fait voir rouge à des êtres en général pacifiques, à la cape du torero? Pourquoi l'agite-t-on ?

On le verra, après avoir exploré le thème de la violence, le sujet du voile permet d’aborder presque tous les autres aspects de la problématique de l’insertion des musulmans en France. 

Voile(s) et Coran(s)

Bernard R. sollicite mon avis sur un extrait du Coran qui, selon lui, prouve que l’islam impose aux femmes le port du voile. Il s’agit du verset 59 de la sourate XXXIII, dans cette traduction : « O prophète ! Prescris à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de laisser tomber leur voile jusqu’en bas ; ainsi il sera plus facile d’obtenir qu’elles ne soient méconnues et calomniées. »
Voilà comment l’islamophobie sélectionne des petites phrases, et même en choisissant la traduction qui sert l’argumentation.
En effet, ici, le mot mal traduit par voile est Joulbâb, manteau, ou mante selon la belle traduction de Jacques Berque. Ce n’est aucun des mots utilisés pour désigner le voile qui couvre la tête ou le visage. Laisser tomber son manteau jusqu’à terre ne couvre pas le visage, sauf en marchant sur les mains – sans doute pour amuser les enfants en sortie scolaire ? En analysant le contexte du verset, on voit qu’il s’agit de différencier la tenue des musulmanes de Médine pour les distinguer des infidèles. Ce n’est pas un voile, et c’est identitaire.
Un autre passage du Coran évoque un tissu susceptible de cacher les femmes. C’est dans la sourate XXIV, aux versets 31 puis 60. Il est important de connaître ces textes qui servent de prétexte à tant de fantasmes, d’inventions et de mauvaise foi. Le verset 31 appelle les croyantes à la chasteté, après que le verset 30 y a appelé les croyants (pas de discrimination ici). Il invite les femmes à « ne montrer que l’extérieur de leurs atours, [et à] rabattre leurs voiles sur leurs poitrines… ». (trad. Denise Masson). Ou, selon Jacques Berque, à « ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge, [et à] rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement… » Ces deux traducteurs, les meilleurs qui soient, ne comprennent pas de la même façon l’échancrure qu’il s’agit de couvrir : pour l’une, c’est le creux de la poitrine elle-même, pour l’autre, c’est le décolleté du vêtement. Dans tous les cas, il s’agit de cacher les appas corporels, non le visage. C’est l’équivalent du « Cachez ce sein que je ne saurais voir » des tartuffes français qui combattaient « l’abus des nudités de gorge » au XVIIe siècle, et plus tard.
Le verset 60 ne s’adresse qu’aux femmes ménopausées, pour leur permettre de déposer leurs voiles, devenus inutiles. Elles peuvent tout montrer. On n’a pas tout perdu.
dm002Le port du voile est culturel, coutumier, non religieux. Du Sénégal à l’Indonésie, la plupart des peuples musulmans ignoraient complètement le voile féminin jusqu’au déferlement de la propagande salafiste après 1973. Chez les Touaregs, au temps des explorations de Henri Lhote, les hommes portaient le voile (le « litham », qui cache le visage) alors que les femmes ne craignaient pas de faire étalage de leur beauté, y compris de leurs seins, surtout quand elles étaient convenablement engraissées (photo à gauche). Certes, je parle là des années 30, mais l’exemple suffit à relativiser les coutumes, et à faire sa place à la mode. On verra d'autres exemples au chapitre "L'islam existe-t-il ?"
Ni le Coran, ni les multiples doctrines musulmanes traditionnelles n’imposent de cacher le visage. Le voile n’est pas musulman. Un imam français, Faker Korchane, dit très justement qu’il est « la matérialisation de l’ignorance par les musulmans de leur propre religion ».
 
Ceux qui ont voyagé dans les années 1970-1980, puis de nouveau dans les années 1990-2000, ont pu constater l'évolution. Traditionnellement, les femmes ne sortaient pas voilées en Afrique du Nord, en Egypte, en Turquie, au Bangla Desh, en Indonésie, en Malaisie... En quelques décennies, les propagandistes financés par les pays producteurs de pétrole ont répandu les pratiques oppressives de ces pays, et tentent d'étouffer les particularismes nationaux dans leur riche diversité. Les ressources d'internet peuvent aider à s'en convaincre en cherchant sur un moteur de recherche les costumes traditionnels de ces contrées. Que de merveilles en voie de disparition.

Comparaisons

Ceux qui soutiennent que l’islam est une religion intolérable doivent accepter la comparaison avec les autres croyances qui en France sont tolérées. Particulièrement le catholicisme, évidemment, qui est encore la première religion de France et qui présente, ou a longtemps présenté, au moins tout ce qu’on reproche à l’islam, et peut-être pire encore.
Concernant le voile, le texte de Saint Paul est beaucoup plus impératif que le Coran. Le Coran n’en dit rien, contrairement à Saint Paul, qui l’impose tout en se prenant les pieds dedans (Voir à ce sujet l’étude remarquable de Rosine Lambin : https://journals.openedition.org/clio/488).
Quant à la pratique… On semble avoir oublié tout ce qui caractérisait le catholicisme avant Vatican II. Ce n’est pourtant pas si lointain ! « De mon temps » (comme dit Hérodote), les femmes portaient des foulards pour aller à la messe. Dans les campagnes, les femmes ne sortaient pas la tête découverte. Sortir « en cheveux » était un signe évident de mauvaise moralité. J’ai visité bien des églises italiennes où les touristes femmes n’avaient pas le droit d’entrer sans couvrir leurs jambes, leurs bras et leurs têtes. La pudeur n’est pas l’apanage des musulmans. On a le droit de combattre les pudibonderies, mais pas de les imputer à l’islam.
« Il y a toujours du péril à considérer attentivement une gorge nue ; et il y a non seulement un grand danger, mais une espèce de crime de la regarder avec attention dans l'église et en même temps que l'on offre le saint Sacrifice de nos autels. Car Jésus-Christ étant alors réellement et véritablement présent, il me semble qu'on lui fait injure de lui préférer une femme, ou du moins de partager notre attention et peut-être nos vœux entre lui et elle, et de demeurer comme en suspens à qui nous donnerons nos désirs et nos pensées... La vue d'un beau sein n'est pas moins dangereuse pour nous que celle d'un basilic... » (Jacques Boileau, De l’abus des nudités de gorge, 1677)
La loi de 1905 n’a pas combattu sur ce terrain… Pourtant, les républicains pourraient se souvenir que selon Saint-Just, la chasteté est une vertu révolutionnaire.

Argument « féministe »

On critique notamment le voile « islamique » au nom de la liberté des femmes, assurant qu’il leur est imposé par les maris et les imams. Certes, si c’est le cas, ce n’est pas plus tolérable que toute autre violence conjugale.
dm003Mais comment savoir ? Il est bien imprudent de généraliser. Pour être sûr qu’il n’est pas imposé parfois, va-t-on l’interdire toujours ? Au nom de la liberté ? Et donc brimer celles qui le choisissent au lieu de laisser brimer celles qui ne le choisissent pas ? Remarquons qu’il y a d’autres tenues que les femmes portent pour plaire à leurs maris, voire aux hommes en général ; faut-il aussi les interdire ? L'exemple à droite est éloquent, d'une reine de beauté du Hoggar, musulmane, dévoilée, mais engraissée au lait de chèvre depuis l'enfance. Miss Hoggar 1939 (photo Henri Lhote). Personnellement, je suis moins gêné et choqué par un voile que par les piercings, qui portent atteinte à l’intégrité physique des personnes. Ils sont de l’ordre de la mutilation. Faut-il interdire tout ce qui dérange quelques-uns ? Quel est, à propos, le premier terme de notre devise républicaine ? (Sur ce thème, on peut se régaler à la lecture du joli article du philosophe Yves Michaud à https://www.atlantico.fr/decryptage/3581453/pourquoi-la-france-devrait-resister-a-la-tentation-de-repondre-par-des-interdictions-a-tous-les-defis-qu-elle-rencontre-yves-michaud.)
D’ailleurs, franchement, n’y a-t-il pas de nombreux autres moyens d’asservir les femmes que le voile ? Supprimer celui-ci changerait-il quelque chose sur le fond ? Le « terrain » du voile n’est pas le meilleur où mener le nécessaire combat égalitaire.

Rappelons ici le hadith du prophète Mahomet, rapporté par Ibn Adi : "Lorsque l'un d'entre vous fait l'amour avec sa femme, qu'il ne la quitte avant qu'elle jouisse, comme il le veut pour lui-même."

Argument « identité française »

Le voile met-il en péril l’identité française ? Mais celle de quelle époque ? Je l'ai dit, jusqu’aux années 1970, les femmes de mon quartier mettaient des foulards pour aller à la messe… Il est vrai que c’étaient souvent des foulards Hermès, ce qui en faisait beaucoup plus et mieux un signe identitaire de la classe bourgeoise que de la religion. En matière vestimentaire, l’identité française est maintenant, c’est évident, beaucoup plus incarnée par le jeans et le sweet-shirt. L’identité française se confond-elle avec la mode ?
Les tenants de cette argumentation s’opposent-ils avec autant de vigueur aux atteintes à la langue française, menacée beaucoup plus par l’anglais que par l’arabe ? Aux risques que court notre alimentation, que ce soit du fait des produits chimiques ou, inversement, du végétarisme galopant ? Des cantines scolaires refusent de cuisiner sans porc, mais d’autres (ou les mêmes) sont félicitées de servir des repas végétariens. Est-ce plus français, ou moins religieux ? Il y a sujet à réflexion, mais cela nous éloigne du voile.
On dit aussi que l’islam est contraire aux valeurs françaises. Mais, s’il y a des valeurs que la France puisse revendiquer comme siennes, parmi les valeurs morales maintenant universelles, ce sont celles de sa devise républicaine et des droits de l’homme, dont elle a été historiquement initiatrice. Elles ramènent ici à la liberté de croyance et de culte. Il y a souvent matière à rappeler la République française au respect de ces valeurs.

Nous sommes facilement donneurs de leçons. Mais rappelons-nous qu'en France, les femmes n'ont le droit de passer le baccalauréat que depuis 1924, qu'elles n'ont la capacité juridique que depuis 1938, le droit d'avoir un compte en banque sans l'accord de leur mari depuis 1965... Et l'égalité professionnelle reste à faire, pour le moins. L'inégalité fait-elle partie des valeurs françaises traditionnelles ?

ste hombelineMais qui est cette jolie musulmane en hidjab de fête ?
Vous aurez reconnu Sainte Hombeline, soeur de Saint Bernard de Clairvaux
(buste-reliquaire de l'église de Gigny, dans l'Yonne).

Allez, encore une pierre dans le jardin stérile de René Guénon : si l'on donne au mot "traditionnel" le sens guénonien, certes oui le sexisme inégalitaire est traditionnel. Mais le voile aussi. Ses disciples et zélateurs se doivent de défendre vigoureusement le port du voile, et pas seulement pour les musulmanes.

Arguments de « police »

On a interdit dans l’espace public tout vêtement dissimulant le visage. Avec des arguments portant sur la nécessité d’identifier, ou la mauvaise visibilité au volant… Mais on ne fait pas ces reproches au casque des motards (heureusement). C’est donc bien parce qu’on le croit religieux qu’on l’interdit, et non pour de prétendues raisons pratiques qui sont des prétextes. Tartuffe, tu n’es pas mort !

(Le 1er avril 2020, je complète ce paragraphe à la lumière de l'actualité coronavirale.) La loi du 11 octobre 2010, qui dispose que "nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage", interdit à l'évidence le port de masques sanitaires. Les circonstances contribuent à montrer le caractère imbécile, néfaste et anti-laïque de la loi. Si la police ne sanctionne pas les masques chirurgicaux dans la rue, cela montre bien que la loi de 2010 ne visait que des comportements d'ordre religieux. L'infraction est passible d'une amende de deuxième classe, allant jusqu'à 150 euros. Qu'on se le dise, mais dans l'hygiaphone.

Arguments juridiques

L’interdiction du voile sur la voie publique est contraire à la laïcité et à la loi de 1905, à preuve les arrêts du Conseil d’Etat qui, depuis 1909, protègent les manifestations religieuses extérieures. En particulier, l’arrêt « Abbé Olivier » du 19 février 1909. Le maire de Sens avait pris un arrêté interdisant toute manifestation religieuse sur la voie publique. Le Conseil d’Etat annula l’arrêté : la loi de 1905 autorise bel et bien les funérailles religieuses, et les processions qui ne portent pas atteinte à l’ordre public. Le Conseil d’Etat affirme que le principe est la liberté, l'interdiction est l’exception. Ce principe limite les interventions de police, afin de protéger les grandes libertés (réunion, culte, association, syndicat…). Selon le Conseil d’Etat, est illégale toute mesure de police s’analysant en interdiction générale et absolue.
Ainsi, dans le cadre de la loi laïque, le droit au port du voile est une des libertés fondamentales. N’est-il pas dangereux de laisser entendre qu’il y a des libertés fondamentales moins fondamentales que les autres ?

Admettons que le voile choque, et qu’on trouve la loi de 1905 trop laxiste. Alors, le seul recours est de légiférer pour l’amender.
Veut-on interdire des voiles par une loi qu’on prétendrait « laïque » ? Alors, qu’on reconnaisse à ce mot le sens de « neutre », ou qu’on lui prête le sens d’« antireligieux », on admettra que l’interdiction devra s’appliquer aussi aux soutanes, aux voiles des religieuses, aux kippas, aux turbans. Si l’on considère (à juste titre) le voile comme plus identitaire que religieux, il faudra aussi interdire le kilt écossais, le boubou africain, le sari, voire la coiffe bretonne et le béret basque. Et, naturellement, le gilet jaune. Sans oublier les insignes au cou ou à la boutonnière, croix catholiques ou huguenottes, étoiles de David, voire rameaux d’acacia. Plus discrets mais du même ordre.
Bien sûr, le plus simple est d’obliger tous les Français (et les visiteurs étrangers) à porter le costume national : le jeans. On ne se laissera pas abuser par son importation récente d’Amérique septentrionale. Il est originaire de la ville italienne de Gênes, et réalisé en denim, ce qui veut dire de la ville de Nîmes. Cocorico. En plus, depuis qu’a été abolie, en 2013, la loi interdisant aux femmes le port du pantalon, le jeans a l’avantage d’être porté par les deux sexes.
Cet exemple de l’interdiction du pantalon, de 1800 à 2013, n’est pas sans intérêt. Il montre à quel point ce qui choque et ce qui est admis varie selon l’époque. Il prouve aussi l’inefficacité des interdits vestimentaires. On notera aussi que la même année 1909 où la jurisprudence confirme la licéité des manifestations religieuses publiques, l’interdiction du pantalon est aussi confirmée, quoiqu’assouplie : les femmes sont autorisées à porter culotte quand elles montent à cheval ou à bicyclette. Concession à la modernité.
Ah ! A propos ! Nous avons un exemple de pays qui a déjà interdit aux femmes de porter le voile dans l’espace public. En 1935, l’Iran. Si, si ! Le souverain Rezâ Shâh souhaitait ainsi accélérer la modernisation de son pays. Soyons clair : pas de laïcité là-dedans, l’Iran était officiellement musulman. Que croyez-vous qu’il arrivât ? Alors que les iraniennes commençaient à s’instruire, voire à s’émanciper et à prendre place dans la société civile, la mesure autoritaire eut l’effet inverse : « Certaines femmes ne sortaient plus dans la rue, n’allaient au bain public qu’à des heures où la police ne les apercevait pas. On peut dire que le dévoilement obligatoire, loin de contribuer à l’émancipation des femmes, l’a ralentie. (…) Dévoilées, les femmes fonctionnaires étaient obligées de se montrer en public, bizarrement fagotées et mal à l’aise. Dans les cérémonies officielles, certains louaient les services de femmes ‘provisoires’ pour ne pas déshonorer leur épouse. L’application mécanique d’une réforme qui prétendait libérer les femmes contre leur gré d’une tradition contraignante aboutissait à retourner la population contre la modernité. » (Yann Richard, L’Iran de 1800 à nos jours, Flammarion, Champs histoire, 2016)
Ubu roi.

Islamophobie et tyrannie

Décidément, la seule logique du refus du voile est le rejet de l’islam (de ce qu’on croit être l’islam).
Ce qui me semble inacceptable, c’est l’instrumentalisation de la laïcité, notamment par l’extrême-droite mais pas seulement, pour justifier des comportements apparentés à la xénophobie – qui n’est pas tolérable - ou qui relèvent de l’antireligionisme – qui est permis mais qui n’est pas laïque, puisque la laïcité est un principe de liberté religieuse.
L’athéisme n’est pas une religion comme les autres, mais il est une conviction, ni plus ni moins autorisée que les autres. Et la laïcité n’est pas non plus l’athéisme d’Etat.
La minorité islamophobe est de plus en plus intolérante et de plus en plus visible. Son discours, relayé par les moyens de diffusion de toutes les informations et toutes les sottises, participe de la manipulation mensongère et de l’idéologie extrémiste. Elle s’efforce de creuser un fossé croissant entre le 1,6 milliard de musulmans et le reste du monde, en annonçant un prétendu choc de civilisations. En France, entre les quelques millions de musulmans, stigmatisés, et les autres, leurs voisins de quartier, voire de palier.
Si ce populisme haineux gagne dans les mentalités, après l’interdiction du voile, que sera l’étape suivante ? Interdire le lait de chèvre. Et après? Nous aurons un large choix, parmi les exemples historiques dignes d’admiration : la conversion forcée (mais à quoi ?) ; la ségrégation ; les persécutions diverses, obligation de manger du porc (cf. le second livre des Maccabées, chapitre 7), fermeture des mosquées transformées en temples à la déesse Laïcité ; les pogroms et ratonnades ; l'enfermement dans des ghettos ; les camps de concentration… L'Histoire enseigne qu'on n'a jamais ainsi éradiqué une religion. Mais on a suscité des saints et des martyrs.

J’exagère ? Evidemment, pour les besoins de la démonstration. Mais pouvez-vous me dire où est la limite entre l’interdit acceptable et la tyrannie ? Quel est le degré de l‘échelle de Richter de la ségrégation religieuse compatible avec les valeurs de la société française ?

Le bois dont on fait les boomerangs

Il ne faut pas minimiser les risques de l’escalade. Même des personnalités considérées comme des intellectuels de gauche prétendent que c’est au nom de la laïcité qu’ils portent une condamnation intégrale de l’islam. Ils criminalisent une pratique religieuse. Ils entretiennent une spirale mortifère, qui conduit du rejet pseudo-intellectuel d'une opinion à l'exclusion sociale, et de celle-ci au renforcement de l’islamisme terroriste. Leur prétention à savoir mieux que les Musulmans ce qu’est l’essence de leur religion les conduit à définir celle-ci en intégristes. Comme les intégristes de l’islam salafiste mondialisé d’aujourd’hui, ils présentent une caricature qui transforme l’islam en islamisme, idéologie totalitaire. Les disons islamophobes faute de mieux ne procèdent pas autrement que leurs adversaires. Ils ne conçoivent eux aussi qu’un islam unique, intégral, indivisible et extrémiste. Les premiers souhaitent l’affrontement, les seconds font leur jeu.
Volontairement quand ils assument leur droitisme, inconsciemment j’espère quand ils se présentent en intellectuels de gauche, ils contribuent à répandre la conception sans nuance d’une orthodoxie unique et simpliste. Ils poussent les croyants, même modérés, vers l’intégrisme, et justifient de leur nom connu les pratiques les plus identitaires et communautaristes.
De plus, ils donnent aux fanatiques et activistes un de leurs meilleurs arguments de combat : grâce à leur exemple, l’occident peut être présenté comme islamophobe, et donc ennemi désigné d’un jihad présenté comme légitime défense. Pire encore, en prétendant le faire au nom de la laïcité, les islamophobes diabolisent celle-ci, et pas seulement dans les pays à majorité musulmane.
Les fanatismes musulmans viennent renforcer en retour les idées xénophobes des populistes occidentaux, ravis d’avoir un ennemi à dénoncer, ce qui est toujours payant démagogiquement. Spirale de haine et de bêtise.

Laïcité et tolérance

Mais ce fameux voile, on le prend, à tort, pour religieux - que ce soit celles qui le portent, ceux qui le promeuvent ou ceux qui le vilipendent. Soit. C’est pourquoi on peut le dire islamique, mais non pas musulman. Eh bien, de ce fait, il entre dans le domaine de la laïcité, et il est d’autant plus impératif de le respecter.
Distinguons la pratique de la laïcité de son usage. Sa pratique consiste en une neutralité active à l’égard des croyances et pratiques religieuses. Elle est d’abord une obligation des pouvoirs publics, de par la fameuse loi de 1905, que j’étudie ailleurs. C’est ensuite le choix louable d’institutions non publiques, qui se font une règle de respecter la même neutralité religieuse que l’Etat.
En revanche, ce n’est pas un devoir des individus. En fait, la laïcité ayant pour objet la liberté religieuse, il est licite dans notre pays d’avoir quelque conviction que ce soit. C’est là l’usage autorisé de la laïcité. Un juif qui porte une kippa, un prêtre en soutane, ne mettent pas en pratique la laïcité, ils en font usage. Les propagandistes d’une religion ou de l’athéisme font usage de la laïcité. Être anticlérical ou antireligieux est du même tonneau : les opinions sont licites, mais ne sont pas laïques.
Ce qui ressemble le plus à la laïcité pour un individu, ce n’est pas l’athéisme, c’est l’agnosticisme. L’agnostique ignore quelle est la vérité métaphysique, et ne prend pas parti. Même sans être agnostiques, bien des croyants de tous horizons pratiquent la tolérance, ce qui n’est pas si mal comme approximation plausible de la laïcité à titre individuel. Vivre en laïcité n'implique pas de renoncer à ses opinions et usages, mais de respecter celles et ceux de ses voisins, et de ne pas non plus prendre ses propres opinions et usages pour la laïcité.
Il n’est pas contradictoire d’appeler l’Etat à respecter la laïcité sans la respecter soi-même : on peut demander à l’Etat de nous donner les moyens de notre liberté religieuse. En revanche, il est abusif de lui demander de réprimer au nom de la laïcité un usage qui se veut religieux, et qui ne met pas en péril l’ordre public, sauf si l’on entend par ordre une uniformisation vestimentaire. Et, tactiquement, il est plus crédible d’appeler les pouvoirs publics à la laïcité quand on pratique soi-même la tolérance.
L’usage de la laïcité autorise peut-être l’islamophobie, tant qu’elle n’est pas suspecte de confusion avec une xénophobie (fréquent « islamalgame »), et tant qu’elle n’est pas incitation publique à la haine et à la violence, ce qui risque bien d’être toujours le message sous-jacent. Mais l’islamophobie n’a aucun droit à se dire laïque : elle est par définition intolérante. Tragiquement ubuesque.

 

Suite (cliquer sur le titre du chapitre choisi) :

4. Histoire et avenir de la laïcité

5. L'islam existe-t-il ?

6. Bibliographie et hyphographie

 

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