Harmoniques de Vézelay

Nos contemporains s'accordent à voir en Vézelay une « colline inspirée ». Ils y viennent en grand nombre admirer un des « plus beaux villages de France », une merveille d'art roman parmi les incontestables premières places, et, pour certains, une étape de leur itinéraire spirituel, avec ou sans la poursuite de la route vers Compostelle. Vézelay attire : c'est une attraction pour touristes, pour sportifs, autant que pour pélerins. Sous cette lourde charge d'émotions esthétiques et sentimentales d'aujourd'hui, peut-on essayer de retrouver quelque chose de l'esprit qui a animé la création de ce lieu ?

 

C'était le bon temps...

Quand les reliques de Sainte Marie-Madeleine sont officiellement reconnues à Vézelay vers 1050, l'abbaye d'origine carolingienne doit s'adapter aux ambitions d'un pélerinage majeur. Un premier choeur roman est édifié en 1104, la nef esr reconstruite après un incendie, en 1120-1140, puis le narthex en 1140-1150. Le choeur à son tour brûle en 1165 et se voit rebâtir à la fin du siècle dans le nouveau style gothique. Pour comparaison, Cluny III est achevée en 1130, la cathédrale d'Autun est contemporaine de Vézelay : 1120-1150. L'abbatiale de Saint-Denis aussi, de 1135 à 1151, où Suger « invente » l'architecture gothique, utilisée immédiatement après pour la cathédrale de Sens, de 1130 à 1170 – et à Vézelay entre 1170 et 1210.

Ainsi, nous devons nous resituer au cœur du « beau Moyen-âge », dont Jacques Le Goff trace les limites entre l'an mil et la grande peste. Le XIIe siècle voit s'épanouir une renaissance dans tous les domaines. Un réchauffement climatique, le défrichement, les progrès techniques agricoles, artisanaux, monétaires, commerciaux, l'urbanisation, l'essor démographique et l'allongement de la durée de vie, assurent une croissance économique sans précédent. Les fruits de cette croissance profitent à l'aristocratie et à l'Eglise, et permettent un investissement massif dans la construction des édifices religieux.

 Pas d'évolution sociale de cette ampleur sans évolution des mentalités. Le XIIe siècle est un temps de découvertes intellectuelles : les sciences arabes sont traduites en latin (l'alchimie arrive en 1144, l'algèbre au plus tard en 1204). De l'Espagne musulmane se diffusent aussi les auteurs grecs et latins. L'alphabétisation progresse et l'Université de Paris règne sur la pensée occidentale, avec les grandes polémiques intellectuelles du temps : querelle des universaux, thèses condamnées d'Abélard... L'amour courtois commence à distraire les cours féodales méridionales. On invente l'héraldique. Mais ces évolutions ne touchent pas les masses populaires.

 Et l'Eglise, conservatrice par nature, met encore plus de temps à tenir compte des évolutions intellectuelles, plus encore à traduire juridiquement les évolutions des moeurs. A cet égard, le XIIe siècle vit encore sous les austères férules de Saint Augustin et de Saint Benoît. Ce n'est pas de Saint Bernard qu'on peut attendre une mise à jour. La pratique chrétienne ne sera redéfinie qu'au grand tournant de 1215, au 4e concile de Latran, puis la doctrine théorisée par Thomas d'Aquin. Mais n'anticipons pas !

 En cette première moitié du XIIe siècle où le décor de Vézelay est créé, la conception générale de l'existence terrrestre, et singulièrement la conception que présente l'Eglise, est encore celle du contemptus mundi : le mépris du monde. Saint Jean l'a dit : "Vous êtes dans le monde, mais vous n'êtes pas du monde." Depuis Augustin, et comme l'a dit Grégoire le Grand, « le corps est l'abominable vêtement de l'âme ». Dans un monde où règnent la misère, la faim, la maladie, la violence omniprésente, l'aspiration à une vie meilleure passe par l'espérance du salut éternel. Et la meilleure méthode d'arriver à la sainteté, c'est l'ascèse. Les exemples de mortification extrême, qui incluent le jeûne, l'abstinence sexuelle, mais aussi l'absence d'hygiène et les mortifications physiques volontaires telles que le port du cilice et les coups de discipline, permettent par exemple la canonisation presque immédiate après leur mort de Thibaut de Provins (+ 1066), de Pierre Damien (+ 1072), de Bernard de Clairvaux (+ 1153). Tels sont les modèles de l'époque.

 Au XIIe siècle, le dogme n'inclut pas la transsubstantiation, le purgatoire, l'immortalité de l'âme, l'immaculée conception... La pratique ignore les sacrements autres que le baptême et l'eucharistie. Encore cette dernière n'est-elle vraiment pratiquée que par les clercs  ; le 4e concile de Latran demandera aux laïcs de communier une fois par an. Le mariage est un pis-aller, non un sacrement, et la sexualité est une abomination, tolérable pour les seuls laïcs mais dans de strictes limites. C'est aussi le 4e concile de Latran qui éprouvera le besoin de préciser que le salut est possible dans l'état de mariage, preuve que cela n'allait pas de soi. Le culte marial est embryonnaire. Le culte des reliques domine d'autres pratiques thaumaturgiques proches de la magie : maladie et présence démoniaque sont synonymes (comme dans les évangiles, d'ailleurs). Pour ce qui va ici nous intéresser, la confession auriculaire n'existe pas encore ; c'est le système de la pénitence tarifée qui règne, et on en verra les méthodes et implications.

 

Une église de pélerinage.

Avant de pouvoir donner un sens au somptueux décor sculpté de l'église abbatiale, il convient de se souvenir que l'architecture elle-même est chargée de symboles. Car l'architecture est sans aucun doute l'infrastructure, dont peinture et sculpture ne sont qu'une superstructure. On va le voir, c'est particulièrement le cas à Vézelay, où les choix architecturaux sont si originaux qu'ils ne peuvent résulter que d'une volonté consciente. On sait que tout édifice sacré à plan basilical (par opposition au plan centré) exprime la nécessaire progression vers le dieu vénéré en son sanctuaire. On sait aussi le lien intime que la structure de l'édifice entretient avec les liturgies qui s'y déroulent. L'environnement a pour but, non seulement de les abriter, mais aussi de les mettre en valeur. Il n'y a pas de rupture entre l'espace visible, le rituel, le chant, l'encens : tous les sens sont mobilisés vers le saint des saints.

Vézelay reprend le plan classique des églises de pélerinage, avec le large déambulatoire propice à la procession continue des moines et des visiteurs, à la vénération des reliques, aux messes simultanées dans les absidioles. Ça ne va pas de soi, puisque ce n'est pas le cas au sanctuaire de Saint Lazare à Autun, son contemporain. L'état actuel de la basilique ne permet guère de visualiser le choeur clôturé où la communauté monastique, probablement forte de cent à deux cents moines, chantait presque en permanence les offices successifs de la règle de Saint Benoît. Ce choeur monastique doit être distingué du choeur liturgique, ou sanctuaire, qui occupait l'abside.  Il s'étendait nécessairement sur deux ou trois, voire quatre travées de la nef. Il participait de la nécessaire progression vers Dieu. La clôture manifestait la rupture, d'ordre initiatique, entre les laïcs et les moines.

stalles

A titre de comparaison, et parmi d'autres exemples du même ordre, l'abbatiale de la Chaise-Dieu, en Haute-Loire, a conservé son choeur monastique (ci-dessus). Il est distinct du choeur liturgique, ou sanctuaire, qui occupe l'abside en haut des marches. Il est à l'intérieur d'une clôture, et occupe plusieurs travées de la nef. Il contient les stalles où les moines s'alignaient durant les sept offices quotidiens et les messes. A la Chaise-Dieu, il y a  144 stalles. Le choeur monastique mesure 22,90 m de longueur. Si le même nombre se trouvait à la grande époque de l'abbatiale de Vézelay, ce qui semble plausible, le choeur monastique aurait couvert la longueur de quatre travées (ou trois plus la croisée du transept). Certainement deux travées sont un minimum. De quel matériau était  bâtie la clôture ? Pierre ?  Bois ? Grille, comme à Pontigny ? Quoiqu'il en fût, elle interdisait aux laïcs la traversée de la nef devant l'autel. Pour le reste de la nef, il faut sans doute imaginer un espace vide de chaises  et de bancs, où la circulation était libre en tous sens.

 A Vézelay s'imposent avec évidence, pour le quatrième plus important pélerinage de la chrétienté, des dimensions monumentales. Avec 102 m de long, l'église abbatiale dépasse la cathédrale d'Autun contemporaine. Elle sera de peu dépassée par Sens (122 m) et Paris (127 m). Mais ses proportions conduisent à survaloriser, à Vézelay, la nef, plus longue avec ses dix travées et ses 62 m, que celles de Paris et même d'Amiens ! En revanche, cette surévaluation de la nef s'accompagne d'un sous-dimensionnement de l'abside.

Vézelay est d'abord cette nef. Elle est édifiée à partir de 1120 par l'abbé clunisien Renaud de Semur. Il ne s'agit pas de Semur-en-Auxois, mais de Semur-en-Brionnais. Les liens avec Cluny sont alors étroits : Renaud est neveu d'Hugues, abbé de Cluny de 1049 à 1109. Il est cousin de Pierre le Vénérable, écolâtre à Vézelay avant de devenir à son tour abbé de Cluny de 1122 à 1157. Mais les options architecturales sont très différentes de celles de Cluny (« Cluny III », achevée en 1130), qui est la plus grande église de la chrétienté et la capitale de l'Europe monastique. Renaud préfère à la hauteur des voûtes d'ogive clunisiennes les croisées d'arête qu'il a pu apprécier pour leur luminosité à Anzy-le-Duc, dans le Brionnais. De Cluny, sont repris seulement les pilastres plats cannelés qui encadrent les ouvertures.

D'où provient l'idée des arcs doubleaux bicolores ? On en retrouve au Puy, autre départ du pélerinage à Compostelle, et dans plusieurs églises auvergnates. On pense aussi, bien évidemment, à la mosquée de Cordoue. Il n'est pas impossible que des moines voyageurs s'y soient rendus, à la recherche de livres rares dans sa bibliothèque renommée. On en connaît des exemples. Quoi qu'il en soit, cette idée est propre à mettre en valeur la longue nef, et contribue à renforcer la forte impression qu'elle produit.

Dans les années 1140, la construction du narthex -ou Galilée-, ajoute encore une étape préalable à la progression vers l'autel, vers Jésus-Christ, vers le salut. C'est un lieu d'accueil, de préparation. Peut-être des pélerins y dormaient-ils, peut-être les moines ou d'autres marchands du temple y vendaient-ils des accessoires et des souvenirs ? Peut-être devaient y demeurer les pénitents que leur punition privait des sacrements, ou les malfaiteurs bénéficiant du droit d'asile. Quoi qu'il en fût, c'était certainement un lieu grouillant de la vie et des bruits du monde profane.

vez choeurIl faut ajouter une dernière influence, au moment de la reconstruction du choeur incendié en 1165. Le parti a été alors de copier le choeur de Saint-Denis, tout neuf et révolutionnaire. Les cinq chapelles rayonnantes qui ne sont pas séparées par des murs, qui s'éclairent chacune par deux ouvertures, sont conformes au modèle. Il y a là, comme l'a souligné Alain Villes, une marque d'allégeance au Royaume : Saint-Denis se revendique comme suzeraine du roi lui-même, abrite l'oriflamme et la nécropole royales ; son abbé Suger, mort en 1151, avait été régent de France en 1147-1149, pendant la croisade du roi. Vézelay veut aussi, probablement, appliquer la théologie mystique de la lumière qu'a délibérément suivie Suger, fidèle en cela à son saint patron putatif, Denys l'Aréopagyte. L'allégeance au roi est un fait avéré : en 1162, Vézelay ayant soutenu sa candidature à la papauté, le pape Alexandre III lui permet de s'affranchir de la tutelle de Cluny aussi bien que de l'évêque d'Autun, pour se placer sous la seule protection du roi.

Les choix architecturaux opérés à Vézelay sont rares séparément. Leur combinaison, forcément voulue, donne un résultat unique, marqué par deux caractéristiques dominantes : l'horizontalité et l'éclairage solaire.

- L'horizontalité : deux niveaux seulement, quand tous les grands édifices religieux du temps choisissent l'élévation, avec un niveau intermédiaire de tribunes ou de triforium (vrai ou faux), et des ogives qui soulignent l'élan vers le haut.

- L'éclairage : les voûtes croisées d'arêtes, si rares, si fragiles, permettent d'ouvrir des fenêtres dès le second niveau, assez bas pour éclairer directement la nef. Elles font de cette longue nef un pur cadran solaire. L'orientation parfaite se lit aux solstices comme nulle part ailleurs. Elle met en évidence que la nef n'est qu'un chemin lumineux, et le plus direct, vers le soleil levant que les hymnes assimilent au Christ. Le chemin mystique voit son rayonnement amplifié par les arcs doubleaux dont les pierres bicolores font à chaque travée une auréole qui glorifie le parcours. Reste à noter que ce parcours vers le salut passe par le choeur monastique clôturé : la sainteté est inaccessible aux laïcs, qui doivent se contenter de tourner autour.

Encore faut-il rendre à Viollet-le-Duc ce qui lui est dû : il a amélioré l'homogénéité de la nef en "romanisant" une ou deux travées gothiques ; il a centré le chemin de lumière solsticial en agrandissant les fenêtres hautes. Ajoutons que c'est aussi à son époque qu'on a supprimé les dernières traces de poychromie. La magnifique blancheur de la basilique n'est pas d'origine.  On est libre d'y voir la réalisation tardive de sa vocation , au prix des mortifications successives que l'abbatiale a subies au cours des siècles d'iconoclasme et de vandalisme qui l'ont défigurée. De fait, elle affiche aujourd'hui un éblouissant ascétisme.

issoire

Pourtant, l'abbatiale de Vézelay a probablement  été couverte de peinture.  L'exemple d'Issoire, ci-dessus,  donne une idée de l'apparence d'une église romane pour les contemporains de son éfification. La conception médiébale de la lumière n'est pas blanche, elle est multicolore. Pour le décor comme pour l'architecture, il semble que Vézelay n'ait été conforme au projet de Renaud de Semur que pendant quinze ans, de l'achèvement du narthex en 1150 à l'incendie du choeur en 1165.

L'autel est le pôle vers lequel, et autour duquel, tout s'ordonne. Dans la conque absidiale, le parcours des étapes horizontales s'achève. Dans le sanctuaire, enfin, « la tension qui court depuis le seuil de l'édifice » aboutit à « la plénitude de la présence de Dieu et des saints » (Jérôme Baschet). Dans la demi-coupole de l'abside, le carré de la terre rejoint le cercle céleste, le chemin devient vertical vers la transcendance. « L'édifice ecclésial est un paradoxal 'lieu liminaire' qui ouvre, dans le pélerinage terrestre des hommes, le seuil d'une conjonction verticale avec le monde divin » (id.) Au choeur de Vézelay, il est permis de voir dans l'élan vertical propre à l'architecture gothique un renforcement de la visée mystique.

vez nativiteExaltation du parcours horizontal, terrestre et monastique, vers Dieu, l'architecture se complète du même propos aux trois tympans. En effet, les thèmes de ceux-ci évoquent de même la route. A droite, la route est celle des mages, guidés vers Jésus par une étoile (Mt, 2, 1-2). De même, les pélerins de Saint-Jacques partent d'ici vers Compostelle, le champ de l'étoile, en suivant la voie lactée. Curieusement, ici, c'est aux bergers que l'ange montre l'étoile (photo ci-dessus à droite). Celle-ci s'adresse donc aux plus humbles comme aux plus grands.

A gauche, le tympan raconte l'épisode des pélerins d'Emmaüs (Luc 24, 11-35). Ce thème, très rarement représenté dans la sculpture romane, est évidemment plus parlant ici qu'ailleurs. Non seulement parce que les pélerins d'Emmaüs représentent dans l'Ecriture l'archétype des pélerins médiévaux, mais aussi parce qu'ils ont en commun avec Marie-Madeleine d'être parmi les premiers à rencontrer Jésus ressuscité, et à en témoigner. L'ascension qui domine complète le propos en précisant la mission transmise aux disciples : repartir sur les chemins annoncer l'Evangile et baptiser les nations « jusqu'aux confins de la terre » (Actes, 1, 6-11).

vez emmaus

Les Pélerins d'Emmaüs. "Notre coeur n'était-il pas tout brûlant quand il nous parlait en chemin ?"

Quant au tympan central, il représente la Pentecôte, où un immense Christ en gloire distribue l'Esprit Saint à ses apôtres et les envoie, de même, prêcher sur toute la terre, en leur donnant le don des langues. Et nous avons ici tous les peuples auxquels vont s'adresser les apôtres, selon le texte des Actes : « Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de Mésopotamie, de Judée et de Cappadoce, du Pont et de l'Asie, d'Egypte et de Cyrénaïque, Romains en séjour ici, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons publier dans notre langue les merveilles de Dieu ! ». (Actes, 2, 8-11)

Il faut compléter ici ce texte par le contenu de la prédication. « D'entendre cela, ils eurent le cœur transpercé, et ils dirent à Pierre et aux apôtres : 'Que devons-nous faire ?' Pierre leur répondit : 'Repentez-vous, et que chacun se fasse baptiser au nom de Jésus-Christ.' » (Actes, 2, 37-38)

Repentez-vous.

Car, après le thème du voyage, et même avant lui, le thème dominant, omniprésent, de Vézelay me semble celui de la pénitence.

Sainte Marie-Madeleine, on le sait, est un personnage composite, résultat de l'identification entre deux ou trois femmes des évangiles :

Marie-Madeleine, gourgandine pardonnée, incarne mieux que quiconque l'obsession médiévale du péché (et du péché le pire : le péché de chair) et de la pénitence. Elle en restera un symbole jusqu'aux tableaux de Georges de la Tour (entre autres) où on la voit méditer devant un crâne, à la lueur d'une chandelle. Première à rencontrer Jésus après sa résurrection, elle va en informer les apôtres, ce qui lui vaut aussi le titre d' « apôtre des apôtres ». C'est sous cette double invocation de pénitente et de messagère qu'elle est vénérée à Vézelay, quatrième pélerinage de la chrétienté occidentale après Jérusalem, Rome et Saint-Jacques de Compostelle.

Or, qu'étaient les pélerins médiévaux, sinon des pénitents ? La spiritualité de la route – de la route à pied – est une spiritualité du dépouillement, de l'effort quotidien, de la souffrance souvent, de l'insécurité parfois. Le pèlerin médiéval choisit la « voie étroite » et renonce au « chemin spacieux qui mène à la perdition ». Il accepte d'être pauvre jusqu'à la mendicité (voir annexe sur le coût du pélerinage). Il affronte ou subit les intempéries. C'est une longue ascèse, même pour ces hommes dont on peut penser qu'ils n'avaient pas grand chose à perdre. La marche offre aussi tout naturellement un rythme propice à la méditation, à la prière répétitive, au chant.

Jacques le Goff cite la condamnation, par Honorius d'Autun, des pélerinages qui ne seraient pas pénitentiels : "Y a-t-il du mérite à aller à Jérusalem ou à visiter d'autres lieux sacrés ? Mieux vaut donner aux pauvres l'argent qui servirait au voyage." Et Le Goff précise : "Le seul pélerinage qu'il admet, c'est celui qui a pour cause et objet la pénitence. Très tôt en effet, et c'est significatif, le pélerinage n'est pas un acte de désir, mais un acte de pénitence. Il sanctionne tout péché grave,  il est une punition, non une récompense." La citation est d'autant plus opportune à Vézelay qu'on attribue couramment à l'influence d'un texte d'Honorius d'Autun le choix des personnages sculptés au tympan central, texte qui était lu à Vézelay le jour de Pentecôte.

Enfin, comme Marie-Madeleine, comme ses prédécesseurs d'Emmaüs, le pèlerin sera au retour un témoin. Par ses récits, par son exemple de vertu retrouvée. Car le pélerinage, surtout au Moyen-âge, n'est pas un aller simple.

Mais on ne peut ici s'étendre sur cette spiritualité de la route. Je pourrais évoquer les pélerinages d'autres religions, citer les métaphores routières qui jalonnent notre itinéraire de vie, faire l'éloge du nomadisme et de l'itinérance, réciter quelques poètes. Mais ne prenons pas de retard. Si vous prenez la route, vous aurez le temps de philosopher aux étapes.

Les évangiles adressent au croyant bien des appels au départ ainsi qu'à la pauvreté , bien des condamnations du confort sédentaire. « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix et me suive. » « Quiconque aura quitté maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra le centuple et aura en partage la vie éternelle. » « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête. » Etc. A ces appels s'ajoutent ceux des pères de l'Eglise, comme Saint Augustin : « Avance toujours ! Marche toujours ! Ne reste pas en chemin, ne recule pas, ne sors pas de la route. Qui n'avance pas piétine ! Qui s'écarte de la foi perd sa route ! ». L'homme du Moyen-âge, ne nous y trompons pas, est d'ébord un fondamentaliste : il prend l'écriture au premier degré, et l'imitation de Jésus-Christ au pied de la lettre, avant d'en faire éventuellement des interprétations savantes, morales ou mystiques.

Or, si le départ peut être un choix spirituel volontaire, il s'impose parfois comme rachat de ses péchés. Et il faut prendre le temps de comprendre le système de la pénitence tarifée, en vigueur depuis Saint Colomban et ses épigones, et qui ne sera remplacé par la confession auriculaire qu'après 1215.

Au haut Moyen-âge, le pardon des péchés ne résulte pas de l'absolution conférée par un prêtre en fonction de l'aveu et du repentir. Il s'obtient par l'exécution d'une peine conforme à un tarif. Les prêtres disposent de listes des pénitences qui correspondent aux différents péchés. Les peines sont exprimées surtout en durée de jeûne, mais celui-ci peut être commué en peines de substitution, dont le pélerinage. Citons quelques exemples - triés sur le volet ! publiés dans Le pécheur et la pénitence au Moyen-âge, de Cyrille Vogel, qui écrit : « La hiérarchie des fautes énumérées dans l'ordre décroissant est à peu près la suivante (…) : fautes sexuelles, vol des biens d'église, assassinats et violences physiques, idolâtrie et superstitions, parjure, prescriptions alimentaires et hygiéniques. »

Pour nous remettre en esprit l'attitude chrétienne médiévale à l'égard de la sexualité, citons Innocent III, pape de 1160 à 1216, à l'époque dont nous parlons : "Le coït, même conjugal, ne peut s'accomplir sans le prurit de la chair, l'ardeur de la convoitise, la puanteur de la luxure." Georges Duby  commente : (Le but du modèle écclésiastique est de) « réfréner les pulsions de la chair, c'est à dire de refouler le mal, en endiguant dans de strictes retenues les débordements de la sexualité. » « Puisque, parmi les pièges que tend le démon, il n'en est pas de pire que l'usage immodéré des organes sexuels, l'Eglise admet le mariage comme un moindre mal (…) à condition qu'il serve à discipliner la sexualité, à lutter efficacement contre la fornication. » « Quand ils s'unissent, les conjoints ne sauraient avoir d'autre idée en tête que la procréation. Se laissent-ils aller à prendre à leur union quelque plaisir, ils sont aussitôt 'souillés'. 'Ils transgressent, dit Grégoire le Grand, la loi du mariage.' Et même s'ils sont restés de marbre, il leur faut se purifier s'ils veulent après coup s'approcher des sacrements ». Etc. Au XIIe siècle qui nous intéresse, l'essor du culte marial commence à peine, qui va contribuer à spiritualiser l'union conjugale et faire du mariage un des sept sacrements, dans le courant du XIIIe siècle. Nous sommes encore en un temps de diabolisation de la sexualité en général et de la sexualité féminine en particulier, ce que le culte de Marie-Madeleine symbolise mieux que le culte marial.

Le pénitentiel de Colomban est particulièrement sévère pour les fautes commises par les moines, en rupture de leurs voeux. Du pénitentiel laïque, retenons que l'homicide jeûnera trois ans au pain et à l'eau, sans porter les armes, et en exil. Celui qui a pratiqué la sodomie homosexuelle jeûnera sept ans. Le père ou la mère qui a étouffé un enfant en bas âge jeûnera un an. On a une idée de la hiérarchie des fautes.

Dans le pénitentiel de Bède, plus tardif, les péchés les plus graves sont aussi les fautes sexuelles, puis les homicides :

A ce compte, on peut arriver à des dizaines d'années de pénitence, au point de rendre la vie compliquée. Il y a donc deux types de commutation : les peines d'équivalence, qui nous instruisent aussi d'une autre tarification ; et la substitution qui consiste à faire accomplir la pénitence par quelqu'un d'autre – souvent un moine – moyennant rémunération. Ne nous en étonnons pas : peu importe par qui la dette est payée. Et les professionnels de la prière sont les mieux qualifiés.

Le pénitentiel dit du pseudo-Théodore indique les tarifs suivants : celui qui ne peut pas jeûner donnera l'aumône, à savoir pour un jour de jeûne, un denier, ou deux ou trois selon ses possibilités. Pour un an de jeûne, 30 sous. Une messe rachète 3 jours de jeûne, 12 messes rachètent un mois. Un jour de jeûne peut aussi être remplacé par la récitation de 50 psaumes avec génuflexions.

Selon Bède, un an de jeûne peut être remplacé par douze fois trois jours de jeûne, plus la récitation de trois psautiers et 300 flagellations. Trois jours de jeûne valent 100 vez fouetpsaumes récités durant la nuit plus 100 coups. Ajoutons que 120 messes, plus 3 psautiers et 300 coups, équivalent à 100 sous d'or. Cela contribue à nous éclairer sur la façon dont nos monuments historiques ont été financés. L'ange de la porte sud (à droite)  tient un fouet à multiples lanières. Pour chasser quels démons, les chasser d'où ?

Ces pénitentiels sont déjà anciens à l'époque de la construction de Vézelay. Mais leur esprit survit, on le constate avec ce texte de Pierre Damien, moine camaldule, ami de l'abbé de Cluny Hugues de Semur, lui-même oncle de Renaud. On est en pays de connaissance. Pierre Damien est mort en 1072 et immédiatement canonisé par la vox populi. Il est notamment auteur d'un opuscule « De l'excellence de la flagellation » : « Suivant le tarif en vigueur chez nous, trois mille coups de verges équivalent à un an de jeûne ; pendant dix psaumes, on peut se donner mille coups de verges. Or, un psautier se compose de cent cinquante psaumes. Cinq ans de jeûne sont donc rachetés par la récitation d'un psautier. Il s'ensuit que le pécheur qui récite, en se flagellant, vingt psautiers, peut estimer avoir accompli cent années de jeûne.» Notons que Pierre Damien a été déclaré « docteur de l'Eglise » en 1828, et qu'il se fête encore le 21 février. Ce n'est pas si anachronique...

Peut-être nous sommes-nous un peu écartés du sujet. Pour y revenir, on sait que le pélerinage était aussi une pénitence de substitution, mais je n'ai pas trouvé les tarifs d'équivalences le concernant. Cyrille Vogel précise cependant : « Le pélerinage pénitentiel est imposé pour les péchés publics moins scandaleux, commis par les laïcs, hommes ou femmes (assassinats, vols des biens d'Eglise, etc.) et pour les péchés particulièrement scandaleux commis par les clercs majeurs (diacres, prêtres, évêques) – lesquels, comme on sait, ne peuvent pas être soumis à la pénitence solennelle. Par définition donc, les pélerins pénitents sont des pécheurs repentis peut-être, des criminels certainement et, pour une large part, des clercs criminels. »

Ces données nous informent au moins sur l'esprit du temps. Elle nous rappellent par exemple l'importance accordée à la vertu de chasteté à l'époque qui nous intéresse. Elles rendent évident l'inévitable, l'omniprésent, sentiment de culpabilité qui inspirait l'itinérance expiatoire. Elles nous font entrer dans la personnalité de ces pélerins, clercs ou laïcs,. Ils sont pénitents par choix, pénitents par sanction, ou pénitents professionnels par procuration rémunérée. Ils arrivent de partout pour passer quelques secondes dans la crypte où l'on vénère les reliques illustres. Ils prient longuement dans la nef, communiant de l'extérieur à l'harmonie du chant grégorien. Ensuite, soit ils rentrent chez eux pour en témoigner, soit ils se préparent physiquement et spirituellement au départ aventureux vers la Galice ou la croisade. Tous font à l'occasion le tour de l'église abbatiale, et beaucoup lèvent la tête vers les chapiteaux éclatant de couleurs vives pour y chercher une leçon ou un réconfort.

 

Programme des chapiteaux

Vous l'avez compris, mon sentiment est que le choix des sujets traités sur les chapiteaux de la basilique est majoritairement inspiré par la pédagogie du péché et de la pénitence.

vez acrobateLa plupart des ouvrages sur Vézelay jugent le programme sculpté incohérent, ou tout au moins le trouvent « rebelle à toute logique » (Raymond Oursel). Seule Viviane Huys-Clavel propose une hypothèse globale défendable. Malgré quelques inconvénients et beaucoup de chapiteaux mal expliqués, sa théorie peut être considérée comme la meilleure actuelle. Selon elle, le pèlerin entrait par la porte nord, faisait le tour de la basilique par les bas-côtés, revenait sur ses pas pour voir les chapiteaux sous un autre angle, et ressortait par la même porte nord. Il observait les chapiteaux regroupés par « séquences » correspondant à des thèmes moraux successifs. La démarche de V. Huys-Clavel vise à analyser les sculptures dans un ordre qui serait déterminé par leur emplacement.

Mon propos est différent, mais en rien contradictoire. Je voudrais souligner la cohérence globale dans laquelle s'inscrivent les séquences qu'elle a identifiées. Il s'agit d'une vision synthétique, qui ne tient guère compte de l'emplacement de chaque chapiteau. Je sais que mon hypothèse présente autant de lacunes que la sienne. Il est évident que la disparition des chapiteaux du choeur roman interdit toute vision complète. Et je n'exclus jamais, pour aucun chapiteau, qu'il soit le fruit de l'inspiration individuelle du sculpteur plus qu'une commande précise de l'abbé, ni même que certains aient une vocation seulement décorative. Malgré ces réserves, je propose un classement thématique des chapiteaux.

Je n'oublie pas non plus que le décor (qu'il soit de peinture, de sculpture ou de vitrail) de l'église médiévale n'est pas nécessairement conçu pour être lu par les hommes, d'autanvez acrobate2t moins par les laïcs. Pour l'homme du temps, la force de l'image est telle qu'elle ne reproduit pas le réel, elle crée du réel. Elle n'est pas, ou pas seulement, présente pour instruire, remémorer, émouvoir. « Leur signification profonde n'est accessible qu'aux plus subtils des lettrés », écrit Jérôme Baschet en se référant à Suger, qui doit savoir de quoi il parle. J. Baschet ajoute ailleurs : « Décisive est la façon dont les images se donnent, parfois en se soustrayant à la perception (obscurité, éloignement, rapidité...) (…) Ces conditions de visibilité se trouvent en pleine concordance avec la conception médiévale du sens. » Car « l'image médiévale (…) semble souvent moins faite pour être vue que pour être là – offerte à Dieu, soumise à un 'œil absolu' ». Cela doit nous rendre très humbles dans nos tentatives d'explication.

 L'originalité du choix des thèmes traités ne me semble pas due au hasard, mais relever d'une intention délibérée. La vie de Jésus, ses miracles et paraboles, sont presque ignorés ; seule l'histoire du mauvais riche et du pauvre Lazare est traitée - deux fois. La répétition de quelques sujets peut relever, ou non, d'un souci pédagogique : ainsi d'Adam et Eve, Daniel dans la fosse aux lions, la tentation de Saint Benoît, le repas des saints Paul et Antoine... La sélection de récits vétéro-testamentaires ne présente pas de logique narrative. Des anecdotes qui peuvent sembler mineures de la vie de David, de Joseph ou de Moïse, sont préférées aux épisodes les plus glorieux. En revanche, on trouve :

moulinEt le fameux moulin mystique ? Je me suis interrogé sans comprendre par moi-même ce qui le reliait au thème pénitentiel. J'ai trouvé la belle explication donnée par Michel Zink, qui se fonde sur les sermons de l'époque (site en bibliographie). Il renvoie aux quatre sens de l'herméneutique médiévale (voir Herméneutique de la tourniquette à vinaigrette). Le sens analogique, le plus connu, est celui du passage de l'ancienne loi de Moïse à la nouvelle loi grâce au moulin christique.  Mais Michel Zink signale les sermons qui assimilent le sac de grain à la personne humaine de Jésus, qui doit être déchiré pour produire la douce farine du salut.  On voit bien l'équivalence avec l'eucharistie : le grain du Christ, par son sacrifice, devient l'hostie. C'est le sens anagogique. Enfin, ce qui rejoint et amplifie bellement mon propos, il met en évidence le sens tropologique, moral, qui est celui où j'insiste parce que je pense que c'est celui qui s'adresse directement aux pénitents : "De même que les théoriciens de la prédication et de l'enseignement chrétien au Moyen-âge distinguaient une interprétation allégorique de l'Ecriture destinée aux clercs et au public instruit et une moralité destinée au peuple, de même le chapiteau du moulin mystique  a donc une signification théologique et spéculative et une signification moralisante. La première rend compte de tous les détails de l'image. La seconde est plus imprécise, mais son orientation générale devait s'imposer aisément et vigoureusement à l'esprit des fidèles, puisqu'elle reposait sur des symboles que les sermons leur avaient rendus très familiers.   Le moulin, le grain broyé et réduit en fine et blanche farine ne pouvaient pas ne pas évoquer pour eux les souffrances profitables, la purification douloureuse, le rude dépouillement qu'exige le cheminement vers Dieu tel que le leur enseignait une spiritualité entièrement fondée sur le détachement du monde." La messe est dite.

Michel Zink propose aussi une hypothèse de signification tropologique du chapiteau des vents, hypothèse fondée sur un sermon de Saint Bernard qui développe l'image des vents mauvais qui soufflent sur l'âme.

80 % des chapiteaux se prêtent donc assez bien à cette hypothèse synthétique. C'est beaucoup, et c'est trop peu. Les autres ne sont pas complètement « hors sujet », car le christianisme médiéval propose une vision du monde cohérente. Tous les sujets renvoient bien sûr à la diversité de la création, à des exemples édifiants ou au mystère du salut. Tous disent, d'une façon ou d'une autre, la nécessaire conversion qui pourrait valoir la rédemption par le Christ et son Eglise. Mais tous n'entrent pas facilement dans le schéma d'ensemble pénitence/expiation. Il est toujours possible de trouver des explications qui fassent entrer n'importe quoi dans n'importe quelle théorie préalable. Karl Marx écrivait à Friedrich Engels : « Il se peut que je me fourre le doigt dans l'oeil, mais avec un peu de dialectique, on s'en tire toujours.» On sait faire. Il est plus ou moins facile de tout interpréter en termes de lutte des classes, ou bien en termes psychanalytiques, ou encore en termes alchimiques. Si l'on veut comprendre les raisons conscientes du choix des  thèmes et de leur traitement, la bonne démarche consiste tout de même à déduire la théorie de l'observation, plutôt que l'inverse. Eh bien, soyons honnêtes : nous ne possédons pas toutes les clés.

Faisons le compte. Plusieurs sujets restent non identifiés ; quelques chapiteaux semblent relever de la cosmologie : saisons ;  fleuves, ; vents (si ce ne sont pas des apiculteurs ni les vents mauvais de Saint Bernard); signes du zodiaque (balance - si ce n'est ni la justice, ni la pesée des péchés et des mérites ; gémeaux ; sagittaire – si ce n'est pas Chiron) ; d'autres rappellent des sujets de l'Ancien Testament fréquents dans la sculpture romane où ils ont vocation à préfigurer le mystère du salut christique (le sacrifice d'Abel, celui d'Abraham, le combat de Jacob) ; enfin, pourquoi Saint Eustache, Saint Andoche, les pélicans, les éléphants ? Mon classement thématique a ses limites. Je n'ai pas le sentiment que l'impression d'ensemble en fût modifiée pour le pieux observateur de l'époque. Mais comment se mettre à sa place ?

***

vez chemin

Pélerins, nous avons parcouru ce voyage intérieur de l'église abbatiale. Nous avons ressenti de la crainte devant ces images terrifiantes. Après avoir dormi sur la paille, ce matin encore, en écoutant l'office de prime, nous avons prié, sur ces dalles froides, agenouillés ou étendus avec humilité. Nous avons demandé à Marie-Madeleine d'être l'étoile sur notre chemin. Dans la Galilée, nous avons acheté au boutiquier, ou à un pèlerin revenu d'Espagne, la coquille que nous avons cousue à notre chapeau. Et nous ressortons au soleil levant, voilé de brume. Nous sommes en carême. Il a gelé cette nuit, et les collines qui nous attendent à l'occident sont encore blanches de givre.

« Qui n'a pas vu la route à l'aube, entre ses deux rangées d'arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c'est que l'espérance » (Bernanos).

 

Premier post scriptum, celui du numismate.

Le pèlerin est un mendiant. Pour s'en convaincre, imaginons que le pèlerin parte de Vézelay pour Compostelle, et retour, avec une bourse contenant de quoi manger chaque jour un gros pain et boire une bière ou une bouteille de vin bon marché. Cela doit lui coûter 2 deniers par jour. Les 3000 km (aller et retour) peuvent être couverts en 100 jours, sans baguenauder en chemin. Il faut donc un minimum de 200 deniers. Un denier de bon aloi pèse 4 grammes. Au départ, la bourse de notre pèlerin pauvre pèserait 800 grammes. Sans compter le trajet jusqu'à Vézelay. S'il doit parfois payer le passage d'un pont, dormir sous un toit, faire réparer ses sandales, offrir un cierge à Saint Léonard, ajouter à son menu un hareng ou du fromage, faire dire une messe pour ses proches, rapporter un souvenir, sa bourse doit s'alourdir d'autant. Le marcheur sait que son bagage est toujours trop lourd. Le pèlerin sait qu'il peut toujours être plus léger.

Que cela soit clair néanmoins : l'économie du XIIe siècle est peu monétarisée.  Les échanges sont beaucoup plus de l'ordre du don et du contre-don. Le pélerin mendie son pain et son toit. Frédérique a montré l'importance des hospices installés à chaque pont pour tous ceux qui cheminent (D'arche en arche - les ponts sur le fleuve de l'histoire).

Post sriptum parce que la connaissance n'est pas seulement livresque.

En 1966, avec un camarade de lycée, Jean-François L., j'ai emprunté le chemin de Saint-Jacques au départ du Puy. Nous avions dix-sept ans. Les sentiers n'étaient pas balisés. Je garde le souvenir de merveilleuses églises ; celui de la chaleureuse hospitalité des curés de Saugues, Saint-Alban, Saint-Côme-d'Olt, Bouillac (ah, la soupe au fromage !), ainsi que le mauvais accueil de celui de Conques (voir Lc, 10-12) ; celui de retrouver sous les broussailles l'itinéraire ancien, direct et logique mais oublié depuis longtemps, à Monistrol d'Allier ou à Saint-Chély d'Aubrac ; celui du goût de l'eau des fontaines ; celui aussi du plaisir physique de l'effort, en fin de journée, quand la fatigue musculaire fait place à l'automatisme du mouvement répétitif ; celui enfin de la souffrance des ampoules aux pieds et aux épaules, car nous ne disposions pas des chaussures ergonomiques ni des sacs à dos à armature d'aujourd'hui. Peut-être cette expérience initiatique m'aide-t-elle à sympathiser avec le pèlerin de jadis – sympathiser au sens propre : partager la souffrance. Je sais la valeur et le mérite de chaque pas.

Bibliographie et hyphographie succinctes

 Photos Frédérique Pasdeloup.

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