La B.D. de l'initiation
Je vous propose de regarder les tapis de loge des trois (ou quatre) grades symboliques comme une bande dessinée, où les différents tapis se succèdent pour raconter une histoire cohérente.
Tapis ou tableau ? Je préfère tapis. Le mot tableau, polysémique, désigne aussi la liste des membres de la loge. Cela peut entraîner des confusions. Certes, aux rites anglo-saxons, il s'agit de tableaux rigides, peints avec élégance, posés presque verticalement devant le plateau du deuxième surveillant. Mais en France (et pas que), ils s'étalent au sol. L'usage ancien était même de le dessiner, à la craie ou au charbon, à l'ouverture des travaux, et de l'effacer à la fermeture.
Bien entendu, on sait que les tapis de loge sont plus qu'un résumé des symboles du grade : une mise en perspective de ces symboles dans un espace, pour permettre l'art de la mémoire. Ils contiennent la quasi totalité de l'enseignement maçonnique.
Ils sont aussi un conservatoire de la symbolique maçonnique des commencements. Ils témoignent de la sélection et de l'assemblage volontaires du corpus symbolique qui est le nôtre, et sont souvent la clé de la compréhension de leur signification commune à tous les maçons de tous les rites. Beaucoup de loges adaptent le tableau à leurs usages et non l'inverse. Pour le même grade du même rite, on trouve aujourd'hui des tableaux extrêmement variés. La tradition y perd, mais aussi la cohérence des rituels et le langage commun de la fraternité universelle.
Il ne s'agit pas de définir une orthodoxie et des hérétiques. Il n'y a pas un moment de l'histoire où la franc-maçonnerie aurait été plus « authentique » qu'à un autre. Il n'y a pas un rite plus légitime qu'un autre. On peut admettre des variations, on peut se réjouir de certaines innovations. On est pourtant en droit de regretter que la multiplication des inventions n'aille dans le sens centrifuge qui de plus en plus divise les loges et les obédiences françaises. Le tapis de loge est central dans nos réunions. Il symbolise le centre de l'union. Son langage symbolique devrait pouvoir unir ce qui est épars.
Pour mettre en évidence la cohérence du chemin initiatique, je dois revenir à une époque où les tapis de loge manifestent cette cohérence. Mon choix se porte sur le début du XIXe siècle, ceux du tuileur de Vuillaume d'abord.
On sera fondé à me reprocher de choisir les tapis qui servent mon propos. Seront notamment fondés à me faire ce reproche ceux qui n'estiment pas utile de chercher une cohérence dans le parcours maçonnique, aussi bien que ceux qui pensent toute innovation légitime. Mais peut-être n'y a-t-il pas de cohérence dans le parcours maçonnique, peut-être la symbolique maçonnique est-elle ouverte à toute invention et toute interprétation. Cela peut faire partie de la signification de la formule « un maçon libre dans une loge libre », formule qui me semble apparentée à « il est interdit d'interdire », dont le paradoxe inapplicable n'a d'intérêt que comme boutade humoristique. « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Mon choix de tapis est subjectif, mais je le justifie par la recherche de l'intelligibilité et par l'utopie d'un langage symbolique commun.
Il ne s'agit pas ici de décrire les tapis de loge à chaque grade. Du tapis d'apprenti, je regrette parfois que les symboles aient quitté le tapis pour décorer la salle de réunion, entraînant des confusions voire des contresens symboliques qui sont parfois devenus la règle. C'est ainsi que soleil et lune ont interverti leurs places séculaires. C'est ainsi que naissent certaines élucubrations sur l'emplacement des colonnes. On verra d'autres incohérences issues de ce décor du local aux grades de compagnon et de maître. Rappelons-nous que c'est le tapis qui est premier, lui que le local prétend reflèter, et non l'inverse.
Le tapis d'apprenti se regarde comme une verticalité. Mais aussi comme une direction. On peut le comparer de ce point de vue (de ce point de vue seulement, merci) avec le tapis de prière musulman qui représente le mirhab : la niche ouverte daans le mur de la mosquée pour indiquer la direction de La Mecque est reproduite sur le plan horizontal, et sa voûte est comme une flèche dans la direction de la prière. Sur le tapis maçonnique du premier grade, tous les symboles se lisent autour d'une porte centrale. Porte du temple évidemment, et même, très exactement, explicitement, de la chambre du milieu (sur un tapis de loge daaté de 1758, il est indiqué « porte de la chambre intérieure »). Cette porte fermée symbolise ce qui est encore caché à l'apprenti.
Maintenant, il faut faire un retour historique, puisque la signification d'un symbole est grandement éclairée par le moment de son invention.
Il semble y avoir eu un temps de quelques années, dont nous savons très peu, où les trois grades d'apprenti (entered apprentice), de compagnon du métier (fellow of the craft) et de maître (master of works) étaient symboliquement liés à leur progression dans les trois espaces du temple de Salomon, orientés vers la lumière du soleil levant : les apprentis dans le Ulam où les deux colonnes les encadraient et le mot de passe était double. Les compagnons dans la chambre du milieu, le hékal, enfin l'unique maître de la loge, le maître d'oeuvre, le « master of works », dans le débhir. Leurs nombres symboliques étaient le 3, le 5 et le 7.
Prenons une précaution méthodologique : la salle de réunion n'est pas le Temple idéal. Moins évident mais plus important encore : le temple idéal de référence de la symbolique maçonnique s'inspire très librement du Temple de Salomon. Il n'est pas le Temple de Salomon, on en verra les différences.
Puis il y eut, vers 1730, une radicale transformation, une réinvention, du chemin initiatique maçonnique, avec l'invention de la légende de l'architecte Hiram Abbif, le père Hiram, master of works du Temple, et la fondation du grade de maître sur cette légende. D'où vient-il ? De la fusion de plusieurs mythes et légendes antérieurs, liés à des personnages bibliques : Noé, Betsaleel, Hiram, peut-être le héros de chanson de geste Aymon, mais aussi me semble-t-il Saint Thomas Beckett et Christopher Wren, l'architecte, le master of works, du « nouveau temple » qu'est la cathédrale Saint Paul de Londres achevée en 1710.
Il en résulte un redécoupage des grades, des espaces et des nombres. Ces déplacements sont liés aussi à l'apparition simultanée d'un quatrième grade, celui de maître parfait (aujourd'hui au 5e degré du REAA), qui vient perturber la simple ordonnance précédente. L'invention du mythe d'Hiram et de sa révélation aux maîtres entraîne la division en deux du grade de compagnon du métier, un déplacement des compagnons vers le ulam, l'attribution des colonnes et la distinction des mots de passe. Peut-être est-ce pourquoi le pavé mosaïque apparaît sur le tapis de compagnon, alors qu'il est un symbole du grade de maître. Le nombre 5 reste celui du compagnon, sauf que les 5 points du compagnonnage deviennent les 5 points de la maîtrise. Les maîtres demeurent dans la chambre du milieu avec un nombre 7 peu présent, et les maîtres parfaits occupent le débhir carré, où ils ont un autre nombre pour symboliser la perfection.
Le tapis de loge de compagnon est très proche de celui de l'apprenti, puisque le compagnon se tient presque au même endroit. Fondamentalement, le compagnon, comme l'apprenti, regarde de l'extérieur la façade verticale du temple, et sa porte, toujours fermée. On y trouve le nombre 5 dans les marches et dans l'étoile flamboyante. On peut s'étonner que le compagnon ait plus de marches à monter que l'apprenti. Sur les premiers tableaux de loge d'apprenti ET compagnon, le nombre de marches est 7. Deux outils nouveaux apparaissent, et le pavé mosaïque. Plus intéressant : les grenades des colonnes se transmuent en sphères terrestre et céleste. Malheureusement, ce symbole important du grade de compagnon est en voie de dispartition du fait de la mise en taille réelle des deux colonnes.
Dans les rites anglo-saxons, le tableau de loge de compagnon montre l'escalier tournant par lequel le compagnon monte dans la chambre du milieu (latérale!) qui est encore son espace. C'est aussi en contradiction totale avec la description biblique, mais cela ne nous étonne plus.
Les auteurs connus de la symbolique maçonnique élucubrent des sens merveilleux aux termes de chambre du milieu Le plus inventif est toujours celui qui se prétend le plus traditionnel et qui n'est que le plus réactionnaire, et le moins franc-maçon, René Guénon : « Le Maître est assimilé à l'homme véritable placé entre la terre et le ciel. » Pour Oswald Wirth, plus soucieux d'éthique que de mystique, la chambe du milieu est « le centre où se rencontrent ceux qui ont su approfondir ». Jules Boucher, avide après Guénon d'analogies spiritualistes et orientalistes, y voit « le centre de la roue à l'axe immobile » , très jolie image mais étrangère à toute symbolique maçonnique, de même que l'interprétation alchimique de Marius Lepage, qui prétend y voir « l'athanor hermétiquement lutté où s'accomplit la transformation des centres de connaissance qui passent du cerveau au cœur. » La variété même de ces jolies interprétations contradictoires dit assez qu'elles n'engagent que leurs auteurs. Ils ont tous manqué, il est vrai, de références historiques. La « protohistoire » des rites maçonnques n'a été redécouverte qu'à la fin du XXe siècle, avec les travaux de René Guilly, Roger Dachez, Pierre Mollier et quelques autres. Ils ne se retrouveraient peut-être pas complètement dans mon analyse, mais c'est bien à eux que je la dois. Elle a l'évidence de la simplicité. Rasoir d'Okhham, encore.
La symbolique du temple de Salomon exprime avec une géniale simplicité un schéma de progression des connaissances et de la vertu, d'ouest en est, vers la lumière nouvelle, vers la sainteté, qui peut se dire la perfection en langage laïque (la notion de sainteté reviendra au grade de kadosh, déchristianisée par une appellation hébraïque).
Avec le grade de maître, la porte s'ouvre. Alors, le maçon quitte le ciel ouvert du ulam, il entre dans la chambre du milieu. L'espace est radicalement différent. Et le tapis de loge, désormais, ne se lit plus verticalement, mais horizontalement. Le tapis de loge représente un tapis. Il EST un tapis. Fait pour marcher dessus, pour y faire la marche de maître. Il y eut quelques variantes dans le temps : corps d'Hiram sur un tapis funèbre, puis tombe d'Hiram, et enfin son cercueil recouvert du tapis. Parfois des ossements épars marquent le cimetière environnant, parfois le cercueil et le tapis funèbre sont posés sur un pavé mosaïque. Ou sont entourés des trois triples chandeliers du grade. Le tapis hésite, mais c'est toujours la chambre du milieu qui est représentée, car c'est le lieu du meurtre aussi bien que celui de la chapelle ardente où l'on veille le mort avant de l'enterrer.
Notons que le meurtre a lieu dans une chambre du milieu dotée de trois portes, ce qui n'est pas non plus biblique. De plus, la loge a pris la forme de la tombe d'Hiram, rectangle ou carré long de trois coudées sur sept, et cinq de profondeur. Les dimensions de la loge sont donc différentes de celles du « hékal ». On ne saurait mieux dire qu'il s'agit de notions symboliques différentes.
Avec le dédoublement du grade de maître, l' « ancien mot de maître » connu sur le tableau de 1758 est rattaché au grade de maître parfait, tandis qu'un mot lié à la légende d'Hiram lui est « substitué » au grade de maître.
Le tapis de loge du grade de Maître secret, 4e degré du REAA, peut très bien s'intercaler dans la bande dessinée sans en rompre la cohérence. Le grade ne fait pas partie des quatre grades des années 1730, C'est un grade de transition inventé plus tard. Le thème en est le deuil et la recherche de la parole perdue. Pourtant, il s'inscrit judicieusement dans notre série. Son tapis de loge succède simplement à celui de maître : il représente le même cercueil sous le même drap funèbre, et n'y sont ajoutés que les symboles du grade : la clé et le cercle. Il est important de noter qu'ici l'évolution progressive atteint la figure géométrique majeure : le triangle devient cercle. Au grade suivant, le cercle lui-même sera appelé à évoluer.
Car l'histoire ne finira qu'avec l'inhumation du grand homme (ou de son cœur, selon une variante) dans le Saint des saints, ce qui est la légende du grade de maître parfait et le thème de son tapis de loge. On l'a vu, ce grade conserve les traces d'un ancien grade de maître, additionnées d'éléments hiramites.
René Guilly, puis Dominique Jardin et Irène Mainguy, trouvent sacrilège, incongru, choquant, qu'on inhume Hiram dans le Saint des saints. Sacrilège pour la tradition judaïque, sans doute. Mais notre univers symbolique n'est pas celui de la religion juive. On l'a compris : le temple symbolique n'est pas celui de Salomon. Notre Saint des saints n'est pas orné d'anges aux larges ailes et ne contient pas l'arche d'alliance. Il est au moins autant apparenté aux sanctuaires chrétiens, dont il partage l'orientation. L'inhumation des reliques d'Hiram dans le choeur de la cathédrale est dès lors la conclusion parfaitement logique de son héroïsation, voire de sa canonisation. René Guilly pourrait le comprendre, lui qui dit aussi : « La clé de la maçonnerie repose, non pas sur le Temple de Salomon, mais sur une interprétation mystique libre du Temple de Salomon. C'est-à-dire que ce qui est constant, c'est le plan » (René Guilly, conférence du 1er février 1992). Dans le temple imaginaire de notre progression initiatique, seule cette progression est fidèle au temple biblique, par ses trois espaces successifs.
La légende du grade se déroule dans deux espaces. qui sont présents simultanément sur le tapis, mais qui se lisent et se vivent successivement. Celui-ci en effet juxtapose le cimetière, semé de larmes, où Hiram a été d'abord enterré, au sud, et au nord le Saint des saints lui-même où ses reliques vont être transférées. L'image de la tombe succède à celle de la chapelle ardente des grades précédents. Le cercueil y est relié au sanctuaire par la corde qui va servir à l'exhumer. La première marche de l'initiation au grade se fait selon un carré qui conduit l'impétrant à la tombe, le fait entrer dans le Saint des saints par la porte sud, et se termine au mausolée élevé à l'ouest. C'est le parcours de la dépouille d'Hiram.
Toute la symbolique du grade est construite sur le nombre 4 et le carré. Sans détailler, car ce n'est pas ici le propos, le carré de la première marche fait écho au carré du Saint des saints. On voit hésiter les dessins du tapis : la plupart juxtaposent dans un carré unique les deux espaces rectangulaires du cimetière et du sanctuaire. D'autres, rares mais plus logiques selon nous, placent le cimetière rectangulaire à côté du sanctuaire carré. C'est plus fidèle à la forme du Saint des saints salomonien, quoique l'existence d'une porte sud n'ait rien de biblique.
D'où la quadrature du cercle, évoquée par quatre cercles inscrits dans quatre carrés (parfois trois, ce qui me semble une erreur). Le carré devient cercle : c'est son apothéose. Le cercle devient carré : c'est son incarnation. Je ne vois pas là, comme Irène Mainguy, un témoignage du savoir-faire géométrique des opératifs et de leur art du trait. La quadrature du cercle me semble tout au contraire aux XVIIe et XVIIIe siècle le type de problème non résolu par les géomètres. Il faudra attendre la fin du siècle suivant pour que les mathématiciens prouvent que le problème est insoluble (1882). A l'époque de l'invention de la franc-maçonnerie et de ce grade, c'est un défi à relever. Ce défi pour les géomètres est une analogie du défi de la perfection, défi de la recherche en nous du divin. Où il est équivalent de rechercher la transcendance et de rechercher l'immanence, de vouloir recevoir du divin de l'extérieur ou de vouloir réaliser du divin avec ce que nous sommes. Le maître parfait est dans cette tension, cette dialectique.
Pour compléter ce commentaire du tapis (qui n'est pas une présentation complète du grade, loin s'en faut), il faut encore décrire la seconde marche du récipiendaire. C'est d'autant plus indispensable que le tapis de ce grade est explicitement fait pour qu'on y marche. Sans cette marche, la signification du tapis ne peut que nous échapper. Par sa première marche, le maître parfait a transporté le corps (ou le cœur) d'Hiram dans son monument funéraire. Sa seconde marche repart du mausolée vers l'orient. Sa progression reprend les étapes précédentes de son parcours initiatique : par-dessus les colonnes abattues sur lesquelles est posée la pierre de fondation, il fait la marche d'apprenti, puis celle de compagnon, puis celle de maître, et sort du tapis par l'orient. Le maçon assume ainsi pleinement tout le chemin initiatique des trois premiers grades, et quitte vers l'orient un temple devenu inutile. La bande dessinée peut s'arrêter là. L'histoire aussi. Sur cette espérance de perfection peut s'écrire le mot FI N.
Pardonnez-moi cette incursion dans un grade qui est peut-être supérieur, et peut-être superflu. Mais il me semble conclure de façon plausible le chemin initiatique, et clore la bande dessinée qui l'illustre. Le grade de maître n'est pas un achèvement. Son tapis de loge marque une incomplétude, une situation de suspens, la douleur d'une disparition, la déception d'une trahison et d'une parole perdue. Il illustre le temps des larmes. Nous le savons, les deuils sont irréversibles, les pertes définitives, la mort inéluctable. Mais que serait la franc-maçonnerie si c'était là sa leçon finale ?
ANNEXE : les anciens tapis de loge de maître parfait.
C'est grâce à un travail de collation de Jean-Luc Dauphin que j'ai pu étudier en 2015 dix-huit tapis de loge de maître parfait du XVIIIe siècle et du début du XIXe. J'en ai fait alors une présentation, analyse et synthèse, à la Loge des Maîtres Parfaits de Bourgogne, de la Loge Nationale Française. Ces tapis sont dispersés : Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque municipale de Rouen, Musée de la Grande Loge de France, Bibliothèque municipale de Bordeaux, Bibliothèque municipale de Toulouse, archives du Suprême Conseil de France, loge La Parfaite Union à Mons, bibliothèque du Grand Orient De France.
HYPHOGRAPHIE :
http://www.gpsdf.org/documents/tuileur-Vuillaume.pdf