Le nombre d'or est-il raciste ?
Bons et mauvais usages,
de la géométrie à l'idéologie.
Des débuts mathématiques
Depuis Euclide, on sait représenter, avec la règle et le compas, la proportion selon laquelle le rapport entre deux parties est égal au rapport entre la plus grande de ces parties et le tout. On sait maintenant que c’est un nombre irrationnel : (1 + racine de 5) / 2. Soit 1,618039887... et un nombre infini de décimales. En géométrie, il définit d’abord la division d’un segment selon ce rapport. Il permet la construction des pentagones et pentagrammes. Le rectangle qui reprend ses proportions est appelé rectangle d’or, et la spirale particulière construite suivant le rectangle d’or est évidemment la spirale d’or. Euclide n’en fait pas un critère esthétique, mais seulement un moyen parmi d’autres de diviser un segment, qu’il nomme pour longtemps « division en moyenne et extrême raison ».
Il est lié à la suite de Fibonacci, qui est faite de nombres entiers correspondant à beaucoup de modèles de croissance, et qui tend vers le nombre d’or. A partir de Fibonacci, au XIIIe siècle, il trouve son expression algébrique, qu’on écrit aujourd’hui x2-x-1 = 0, ou Φ2 = Φ + 1 ou Φ = 1 + (1/ Φ). Fibonacci l’a illustré par le développement théorique de la progéniture d’un couple de lapins (illustration à droite).
Un développement théologique
Il faut attendre 1509 pour que le moine franciscain Luca Pacioli (à gauche) l’étudie dans un traité de mathématiques, où il étudie ses propriétés géométriques, et, le premier, trouve vertigineuses les propriétés de la proportion qu’il appelle divine parce qu’elle prouve selon lui l’existence de Dieu. Pacioli n'en fait pas un critère esthétique : ami et admirateur de Léonard de Vinci, il ne voit pas dans son art cette fameuse proportion, ni ne la préconise.
Il faut encore attendre ensuite 300 ans pour qu’on reparle du sujet. Au milieu du XIXe siècle, un philosophe allemand, Adolf Zeising, érige cette proportion en norme esthétique. Il lui donne le nom de section d’or, et la trouve (ou plus souvent l’imagine) dans de nombreux domaines, dans la nature comme dans les œuvres humaines, et dans l'homme lui-même (à droite). Adolf Zeising écrivait en 1854 : « [Le nombre d'or est] une loi universelle […] dans laquelle est contenu le principe fondamental de tout effort de formation de beauté et de complétude, dans le royaume de la nature comme dans le domaine de l'art, et qui imprègne depuis les origines, comme un idéal spirituel suprême, toutes les formes et les proportions, cosmiques ou individuelles, organiques ou inorganiques, acoustiques ou optiques, mais qui a trouvé sa plus parfaite réalisation dans la forme humaine. »
Cette théorie fallacieuse vient justifier le choix esthétique de courants artistiques traditionnalistes. C’est en Allemagne du sud, à Beuron, couvent bénédictin proche de la source du Danube, que la théorie esthétique de Zeising fait école. Sous l’égide du père Desiderius (Didier) Lentz, l’abbaye devient un foyer d’art religieux fondé sur de rigoureuses géométries. Il en reste des figures hiératiques qui évoquent l’art byzantin (qui lui n'est certes pas géométrique). Cette abbaye devient un pôle d’attraction pour quelques peintres hollandais et français de l’école des nabis. Jan Verkade (1868-1946) deviendra lui-même moine bénédictin et mourra à Beuron. Paul Sérusier (1864-1927) et Maurice Denis (1870-1943) refusent l’évolution artistique de leur siècle, produisent des œuvres plus teintées de mysticisme (chrétien ou non) que de géométrie. Marguerite Neveux décrit leur parcours intellectuel et artistique en montrant la place du détour par Beuron dans leur œuvre.
Il n’est pas anodin de remarquer que Maurice Denis, d’abord proche de l’Action Française et antidreyfusard (et dont la fille est proche de René Guénon !), sera sous le régime de Vichy Président du Comité d'organisation professionnelle des arts graphiques et plastiques. Au même moment, Le Corbusier, autre dévot du nombre d'or, s'efforcera d'y faire triompher ses idées architecturales (voir article "Guénon, Ghyka, Le Corbusier").
L’épanouissement idéologique
Enfin, en 1931, Matila Ghyka, prince de Valachie et ambassadeur de Roumanie, publie en France le livre où il invente l’expression « nombre d’or », aujourd’hui convenue et incontournable. Ce livre préfacé par Paul Valéry, et les suivants de la même veine, ont un grand succès, et popularisent les mythes de la supériorité du fameux nombre, et de sa présence aux grandes étapes de l’art occidental.
Matila Ghyka est un prince roumain, descendant direct des derniers princes ayant régné à Bucarest, ambassadeur en France, en Suède, en Angleterre, du régime dictatorial d’Antonescu (aussi raciste et meurtrier que l’Allemagne nazie). Ghyka publie à Paris en 1931 « le Nombre d’Or – Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale ».
C’est lui qui, le premier et sans preuve, en attribue la paternité à Pythagore, à partir de qui il aurait fait partie d’un savoir secret transmis d’initié en initié. Mais c'est un Pythagore sujet à des influences nordiques, « hyperboréennes », ce qui permet d’attribuer la paternité du nombre d’or aux « races » germaniques. Ghyka reprend et systématise les théories de Zeising sur de prétendues utilisations historiques dont on a déjà vu le cas qu’il fallait faire.
A défaut de preuves, il invente aussi les procédés d’à-peu-près, d’amalgames, d’affirmations gratuites, d’envolées lyriques, de fantasmes, qui servent de supports à sa thèse majeure : « Ce sont la géométrie grecque et le sens géométrique qui donnèrent à la Race Blanche sa suprématie technique et politique.» complété par : « Ce sont les races nordiques qui retrouvent [maintenant] l’élan méditerranéen vers la beauté et l’harmonie physique ». Sans oublier un éloge de l’eugénisme, des mariages harmoniques devant amener « le retour à l’âme collective.» En 1938, l’année de l’Anschluss, il surenchérit : dans son ouvrage « Essai sur le rythme », il présente les proportions "idéales" du corps humain, précisant que le corps masculin choisi est celui d'un "athlète viennois". Non, cela n'est pas innocent.
Une postérité confuse
Parmi l’innombrable et diverse postérité de Matila Ghyka, une place particulière doit pourtant être faite encore au chanoine Jean Bétous. Celui-ci, retiré à l’abbaye de Boscodon, dans les Hautes-Alpes, y a développé dans les années 1980 une nouvelle école du nombre d’or. La publication « les Cahiers de Boscodon » en a répandu la bonne parole. Une fois de plus, explicitement, la prétendue géométrie de l’univers et des œuvres humaines, dont le nombre d’or serait le fleuron, est invoquée pour prouver des conceptions métaphysiques.
Mais le célèbre, et introuvable aujourd'hui, n° 4 des Cahiers de Boscodon fait preuve de tous les travers pseudo-intellectuels déjà cités : affirmations sans fondement, diagrammes erronés, généralisations abusives, glissements insensibles du physique au métaphysique… Le plus condamnable dans cette nouvelle étape de la légende, c’est l’invention de la quine des maîtres d’œuvre. Ce chef d’œuvre de la supercherie est expliqué dans l’article sur le nombre d’or dans l’art et l’architecture (paragraphe Moyen-âge).
Il est toujours confondant de voir fonder un prosélytisme (peut-être sincère) sur des mensonges conscients. Navrant de constater qu’il rencontre la crédulité de beaucoup, et souvent l’indulgence des autres. Cette remarque est justifiée aussi par les récents usages islamiques du nombre d'or (voir l'article de ce nom).
On ne peut évidemment pas accuser de dérives totalitaires de la pensée, ni de mauvaise foi, tous ceux que Ghyka a convaincus directement ou indirectement. Un large public adhère aujourd’hui à ces élucubrations sans se poser de question. Le nombre d’or est la tarte à la crème des ésotérismes de bazar. De nombreux livres et sites internet transforment cette notion mathématique innocente en message surnaturel, toutes conceptions de la surnature confondues : chrétienne, musulmane, bouddhiste, new age, maçonnique…
Les articles de ce site sur le nombre d'or dans la nature ainsi que dans l'art et l'architecture démêlent le vrai du faux. En résumé, le nombre d'or existe, mais n'est guère répandu, sauf dans une partie notable du règne végétal. C'est facile à vérifier pour toute personne de bonne foi. Mais pourquoi tant de mensonges ? A quelle fin ont-ils été inventés ?
Le nombre d’or et le corps humain
Pourquoi ces tricheries de bonne ou de mauvaise foi, éventuellement ces supercheries avérées, pour faire croire que le nombre d’or, notion mathématique parmi d’autres, serait une règle universelle d’harmonie ?
Pour approcher la réponse, étudions comment les mythologues du nombre d’or le placent dans l’homme. Ils ne pouvaient pas le laisser à l’écart de leur théorie. C’est évidemment l'enjeu essentiel. Où trouver le nombre d’or dans l’homme ? Dans le nombril ! On trouve cette thèse nombriliste chez Matila Ghyka et plus encore chez son épigone Dom Neroman (pseudonyme de Pierre Rougié, astrologue, 1884-1953).
Selon eux, dans un corps humain bien proportionné, le nombril diviserait la hauteur conformément à la proportion du nombre d’or. Neroman montre dans son ouvrage particulièrement néfaste, paru en 1945 et souvent réédité, un certain nombre de dessins de femmes nues de différents peuples, et mesure l’emplacement du nombril (à droite). Eh bien, d’après ces pseudo-démonstrations, la Vénus de Milo est parfaite, elle a le nombril d’or. De même la femme européenne blonde. Mais la femme juive et la négrille d’Afrique équatoriale sont très mal proportionnées, signe que leurs races n’ont pas atteint la maturité ! Sans commentaire.
Ainsi, tout au long de l’histoire des utilisations théoriques du nombre d’or, on le trouve instrumentalisé, soit par des métaphysiciens (Pacioli, l’école de Beuron, le chanoine Jean Bétous, usages islamiques), soit par des idéologues de la supériorité de la race blanche, voire germanique (Zeising, Ghyka, Neroman). Coïncidence ? Les artistes qui s’y réfèrent après Ghyka sont vichyssois (Denis, Le Corbusier).
L'objectif et l'enjeu sont de brouiller la frontière entre science et croyance, ce que Popper appelait la démarcation. Pour simplifier, selon ce grand théoricien de l'épistémologie (qui est l'étude des sciences), les énoncés scientifiques se démarquent fondamentalement des énoncés métaphysiques : les premiers sont réfutables et provisoires, les seconds se prétendent irréfutables et définitifs. Evidemment, dans les faits, la frontière n'est pas tracée au cordeau, et des zones de flou peuvent subsister. Et d'autres critères distinguent une théorie scientifique d'une idéologie métaphysique. Mais pour l'essentiel, il ne peut y avoir recherche de vérités scientifiques sans volonté de rompre avec toutes les explications par le surnaturel. Ce n'est pas nier le surnaturel, ce n'est pas condamner les religions, ce n'est pas interdire les utopies. C'est les rendre conscients de ce qu'ils sont. Le nombre d'or est un objet mathématique incontestable. De l'autre côté de la ligne de démarcation, c'est une construction idéologique et magique, une supercherie et un objet de crédulité. Faire passer ces croyances pour de la science est assez facile pour des imposteurs talentueux. (paragraphe ajouté le 23/05/18)
Ce sont bien les sous-entendus métaphysiques ou idéologiques qui expliquent qu’un nombre en soi bien innocent suscite des engouements tels qu’ils conduisent à inventer de fausses citations, tricher sur des diagrammes, imaginer des transmissions improbables de secrets millénaires… A nous de réveiller la raison, et de ne pas nourrir les monstres.