Sacrée corrida !
Il ne s’agit pas ici de défendre la corrida, qui est indéfendable. Elle est du moins aussi irréductible à la critique rationnelle ou morale qu’une œuvre d’art ou qu’un rite religieux. Peut-être plus encore, car elle relève des deux domaines : l’esthétique et le sacré.
En revanche, comme ceux-ci, elle peut être observée et analysée, voire comprise, comme un fait social digne d’intérêt. Je voudrais surtout ici montrer ses aspects rituels, sa nature liturgique, donc sa nature sacrée plus ou moins inconsciente. Je citerai plusieurs fois Leiris : « La course de taureaux ne peut être regardée seulement comme une manifestation sportive ou artistique au sens étroit du terme, car il est aisé de montrer qu’elle est dominée par des éléments qu’aucun art ne met en jeu de façon aussi brutale et aussi expresse.» «MMarquée au sceau du tragique et soumise à des canons beaucoup plus rigoureux que toute espèce de sport…"
La corrida « moderne » renoue avec des caractères très primitifs du sacré, que le taureau a incarnés dans plusieurs systèmes symboliques :
- Le mythe grec du minotaure dans le labyrinthe.
- Les combats égyptiens, crétois, romains, anglais ou vénitiens…
- Les sacrifices gréco-romains : partager le corps offert au dieu.
- Mithra…
Tuer le dieu pour s’en nourrir est un moyen répandu de devenir homme, de fonder la vie en société et maintenir l’équilibre du monde. Je me réfère à Roger Caillois, qui nous dit que le sacré est la condition de la vie et la porte de la mort. Emile Durkheim a montré depuis longtemps comment le mythe revécu dans la liturgie est un modèle social. Evitons en revanche de nous référer à Mircea Eliade, imposteur pseudo-scientifique au service d'une idéologie raciale. Evitons ses "trucs" qui consistent à affirmer le caractère invariant et universel de conceptions datées et situées. Plusieurs civilisations ont utilisé le taureau comme instrument de religion ou de jeu. On les comprend. Cela n'en fait pas des témoignages représentatifs d'un prétendu besoin universel de sacrifices sanglants. Ne suivons pas davantage Montherlant, qui de même veut voir dans la corrida contemporaine un lien sans discontinuité avec l'antiquité romaine qui lui est chère, et un chemin d'initiation aristocratique réservé à des hommes d'exception. Ces conceptions idéologiques nient l'histoire pour justifier le refus de la modernité. J'argumenterai ailleurs tout le mal que je pense maintenant d'Eliade. La corrida, qui touche au sacré, ne peut être comprise sans une approche de son apparition et de son développement historique. C'est vrai aussi des faits religieux - dont n'est pas la corrida.
UN PEU D’HISTOIRE
Cela peut surprendre : la corrida moderne est fille du siècle des lumières. Jusqu’au XVIIe siècle inclus, la corrida est une écoeurante pétaudière, proche des abattoirs, où n’importe qui fait n’importe quoi pour prouver sa bravoure. Au XVIIe siècle, la corrida populaire à pied supplante la fête aristocratique à cheval. Le peuple arrache aux nobles le privilège de jouer le taureau les jours de fête. On s’y risque à pied aussi bien qu’à cheval, avec des lances, des épées, des banderilles, des capes et des couteaux. Le plus habile ou le plus valeureux devient le matador, qui jouit de l’honneur de tuer le fauve et de la propriété de la viande.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les premiers toreros professionnels inventent ou fixent les règles, les techniques, et excluent les scories et les amateurs. En rationalisant les techniques, ils fixent les formes qui donnent à la tragédie son unité et son sérieux. Citons les plus significatifs.
• Costillares privilégie l’intelligence, invente les techniques de la cape, la véronique, l’estocade.
• Pablo Romero privilégie la puissance athlétique, épure la corrida pour n’y voir que la capacité à recevoir le taureau et le maîtriser, invente la muleta.
• Pepe Hillo met en oeuvre une corrida plus risquée et artiste. Il meurt dans l’arène.
Depuis lors, chaque torero trouve son propre compromis entre bravoure, technique et sens artistique. On pourrait aussi dire force, sagesse et beauté. On y reviendra.
Au XIXe siècle, la théorie se perfectionne, autour d’une conception rationaliste et défensive de la tauromachie, tendant à définir les techniques qui permettent au torero de surmonter les risques et de vaincre le toro. Les concepts dominants sont ceux de suerte et de terrain : on peut rendre compte des péripéties du combat, et définir les passes nécessaires, en fonction des différentes suertes et des différents terrains. La théorie devient normative : chaque suerte reçoit ses règles précises. A chacune, et selon le terrain choisi par le toro, il faut d’une certaine façon citar (citer, appeler), tender la suerte (proposer la passe), cargar la suerte (charger la passe), dar salida (donner la sortie). Si l’art vient, c’est de l’enchaînement des différentes suertes. Annuler le risque permet de faire apparaître la dimension esthétique.
Ainsi, la course représente consciemment le combat de l’intelligence, de la raison et du courage contre la mort, la force brutale, l’instinct. La victoire du matador montre la primauté de l’intelligence sur la force brute. Elle est probable, mais n’est jamais certaine. Au XXe siècle, un homme comme Joselito incarne encore la technique pure, Belmonte ou Manolete la recherche artistique, Dominguin et Ordonez le classicisme orthodoxe, le Cordobes la modernité et l’hérésie…
La corrida, dès lors, est un rituel. Décrivons le.
LA SACRALISATION
Le temps aussi est sacralisé. D’une part, les grandes férias sont liées aux fêtes religieuses. D’autre part, l’heure de la corrida et son déroulé sont marqués de la plus grande rigueur.
Enfin, l’officiant est sacralisé. Il est revêtu de l’habit de lumière. Comme le prêtre, le matador incarne la pureté. Sa coupe de cheveux est particulière : il porte la coleta… Il a reçu l’alternative comme un sacrement, après les années d’apprentissage comme novillero.
LE RITUEL
Après un rituel d’ouverture, la corrida se déroule en plusieurs combats, ou lidias (six en général). Chaque combat est composé de trois phases. Trois tercios dont chacun forme un tout en même temps qu’il participe à l’équilibre du drame entier. Je cite encore Leiris : «ttoutes les actions accomplies sont des préparatifs techniques ou cérémoniels pour la mort publique du héros, qui n’est autre que ce demi-dieu bestial, le taureau.»
Premier tercio : tercio de piques. Il est destiné à tester et connaître l’individu toro, à mesurer sa force et sa bravoure, et à le ralentir. C’est l’apprentissage où on dégrossit la pierre brute.
Deuxième tercio : tercio de banderilles pour relancer l’animal. La place est souvent laissée aux subalternes, compagnons du matador.
Troisième tercio : le tercio de la mise à mort à l’épée. C’est la faena, où enfin officie le maestro, seul dans l’arène comme le prêtre dans le saint des saints. C’est le grand moment, où se révèlent les qualités de l’homme et de l’animal, dans une relation d’amour et de haine. A chaque passe, le matador doit trouver le juste terrain, la juste distance, anticiper les réactions du toro particulier qu’il doit dompter. On lui demande la sincérité, la nécessité des gestes, la mise en danger. Dans ce jeu de leurres, de feintes et d’esquives, les proies s’intervertissent, la vie et la mort changent de camp. Leiris : « la cape appelle et détourne la bête comme l’offrande sacrificielle évoque et congédie le dieu… »
L’émotion vient, trop rarement, quand sont présentes à la fois la force, la sagesse et la beauté. Alors, l’homme parvient à imposer au fauve le rythme lent (le temple) que l'orchestre souligne d’un paso-doble, et la foule unanime de olés qui partent du fond de la poitrine. Le temps s’arrête. On découvre alors que la technique n’est pas une fin en soi, mais « le moyen d’accès à la magie ».
Le sacrifice est le but ultime et la raison d’être de tous les gestes de la corrida. C’est pourquoi la mise à mort est aussi appelée le moment de vérité. Pour compléter les références au sacré, il est à noter que la mise à mort parfaite se fait en la cruz, dans la croix… Moment de vérité, aussi, parce que c'est le moment du plus grand risque pour le matador.
Et le triomphe absolu, pour un beau travail et une mort rapide : sortir dans le monde profane, porté a hombres, par la porte du Prince. Le héros a changé de côté : le demi-dieu bestial qui incarnait la brutalité, la sauvagerie, le péché, la démesure, l’instinct, a été vaincu par la noblesse, la pureté, la droiture, le courage, la science, l’intelligence. Et le toro bravo peut aussi avoir son triomphe, soit qu'un tour d'honneur de sa dépouille soit applaudi par les spectateurs debout, soit, exceptionnellement, que sa droiture et son courage lui vaillent d'être épargné.
UNE MYSTIQUE
La corrida ainsi décrite possède littéralement les caractéristiques du sacré, telles que les expose Roger Caillois : « Toute conception du monde implique la distinction du sacré et du profane, oppose un monde où le fidèle vaque librement à ses occupations…[à] un domaine où la crainte et l’espoir le paralysent tour à tour, où, comme au bord d’un abîme, le moindre écart dans le moindre geste peut irrémédiablement le perdre.» « Sous sa forme élémentaire, le sacré représente une énergie dangereuse, incompréhensible, malaisément maniable, éminemment efficace. Pour qui décide d’y avoir recours, le problème consiste à le capter et à l’utiliser au mieux de ses intérêts, tout en se protégeant des risques inhérents à l’emploi d’une force si difficile à maîtriser.»
Oui, la corrida incarne bien les deux caractères du sacré qui sont le fascinans et le tremendum, le vertige dionysiaque de l’extase et la crainte de la mort, du mal et du châtiment. C’est ainsi que la corrida est une hiérophanie, une manifestation du sacré.
Michel Leiris, ethnologue particulièrement sensible aux manifestations du sacré, centre son anthropo-psychanalyse de la corrida sur ce point aveugle qui échappe le plus souvent aux aficionados : la mort sacrificielle et la part d’érotisme obscur qui y est impliquée. Je cite : « Dans la passe tauromachique le torero, avec ses évolutions calculées, sa science, sa technique, représente la beauté géométrique surhumaine, l’archétype, l’idée platonicienne. Cette beauté tout idéale, intemporelle, comparable seulement à l’harmonie des astres, est une relation de contact, de frôlement, de menace constants avec la catastrophe du taureau, sorte de monstre ou de corps étranger, qui tend à se précipiter au mépris de toutes règles… Par rapport à l’harmonie que représente le torero avec sa plastique et sa technique codifiées, le mal est le taureau, qui matériellement met la vie de l’homme en danger...»
Il faudrait tout citer de son analyse érotique de la corrida, mais autant renvoyer le lecteur à ses œuvres. Tout de même : " La corrida tout entière baigne dans une atmosphère érotique." Et d’évoquer le donjuanisme réel ou supposé du matador, son costume, le caractère chorégraphique de son travail, la figure phallique du taureau, la « proximité de l’homme et de l’animal unis en une sorte de danse étroite dans la série de passes », le « rythme de va-et-vient (suite de rapprochements et d’éloignements alternés, comme les mouvements du coït) », l’intromission de l’épée, la montée vers la plénitude puis le paroxysme dans chaque passe tauromachique...
Je retrouve cette ressemblance entre la relation avec un dieu et la relation amoureuse dans les poèmes mystiques de St Jean de la Croix, chants de l’être dans l’intime communication d’union d’amour de Dieu, où les termes pourraient même s’appliquer très littéralement à la corrida :
O flamme d’amour vive,
Qui blesses si tendrement
Au plus profond centre mon âme !
Si tu n’es plus rétive,
Achève, si tu veux,
Brise la toile de cette douce rencontre.
O exquise blessure,
O douce main, ô touche délicate,
Qui a goût de vie éternelle,
Et paye toute dette !
En tuant, tu as changé la mort en vie.
On l’a vu, la corrida est paradoxalement une tentative de rationalisation du sacré. De refoulement de l’inconscient et de l’animalité au nom d’une maîtrise technique. Mais la fonction du rituel n’est-elle pas de donner à la hiérophanie une lisibilité sociale, de la domestiquer ? Caillois montre bien qu’à défaut du paroxysme de la fête sacrée, la société contemporaine se donne le paroxysme de la guerre, ou la joie de la destruction pour elle-même, pour remplir les mêmes fonctions sociales de violence libératrice. Livrons cette idée aux adversaires de la mort du taureau.
UN FAUX PROCES
Car, enfin, on est pour ou contre la corrida : la passion du débat montre elle-même encore à quel point elle touche au profond de notre humanité et de notre inconscient collectif. Il est peu de propos sereins à son sujet. Les aficionados forment une sorte de secte, avec des orthodoxes et des hérétiques… Une secte d’initiés, dont il est bien naturel que les profanes médisent comme d’une société secrète.
La course de taureaux peut être jugée anachronique, barbare et cruelle. Elle a d’ailleurs été condamnée à plusieurs reprises par l’Eglise. Pour de bonnes raisons : parce qu’elle risquait la vie d’êtres humains. Maintenant, on la critique pour cruauté envers les animaux, et on dit que le matador est libre et payé pour ça, donc tant pis pour lui. Les valeurs changent. Et si aujourd’hui l’opposition à la corrida a changé de sens, c’est à l’évidence qu’elle s’inscrit dans le processus contemporain de désacralisation, de désenchantement du monde, où s'inscrit parfaitement l'étape actuelle de dysneylandisation qui transforme tout particularisme culturel en loisir factice, payant et sans danger. Evolution à laquelle il est vain de s'opposer.
Mais j'espère pouvoir convaincre qu'on ne peut pas plus condamner la corrida avec des arguments rationnels que la défendre. De la même façon qu’on ne peut pas plus prouver l’existence de dieu que sa non-existence. Le champ du sacré et le champ de la preuve – ou de la rationalité – s’excluent.
Il est possible, peut-être souhaitable, que la corrida soit interdite un jour, comme la chasse à courre, le gavage des oies, la pêche à la ligne ou les bonsaïs.
Le monde en sera plus aseptique.
BIBLIOGRAPHIE
Bien sûr, la lecture, aussi poétique soit-elle, ne rendra pas la beauté ni le tragique. Pour parler de la corrida, en mal ou en bien, il ne faut pas une connaissance seulement livresque. Pour ma part, j'ai découvert ce monde en 1989, grâce à mon ami Bruno de la Barrera. Bien modestement par rapport à l'assiduité des aficionados que je connais, j'ai assisté à une cinquantaine de courses, soit environ 300 combats, à Nîmes, Séville et Bayonne. J'étais au triomphe historique de Nimeno II, à la Pentecôte 1989 à Nîmes. J'ai visité un élevage (Guardiola) et assisté à une course d'essai des génisses (tienta). J'ai pu aussi rencontrer des toreros, des journalistes et photographes taurins, l'aumônier des arènes de Séville (qui a baptisé mon dernier fils)... Ajoutons les soirées à la bodega "Emilio Munoz" de Nîmes, dans les bars à tapas de Triana, ou au Club taurin de Paris, où, entre aficionados, on rejoue le combat comme d'autres un match ou une chasse. Cela ne me donne pas une expertise, mais peut-être puis-je un peu comprendre, et témoigner. J'ai pris les quelques photos de corridas qui illustrent cet article à Nîmes en 1989 et à Séville en 1991. Les aficionados apprécieront surtout la mise à mort d'un miura par Nimeno II, et la fameuse trinchera de Curro Romero.