MARC  LABOURET

Saint Bernard aux enfers

On ne peut pas s'intéresser pendant des décennies au Moyen-âge, à son histoire, sa civilisation et son art, sans rencontrer à tous les tournants le personnage de Bernard de Clairvaux. La personne était polémique, son image aujourd'hui l'est aussi. Je n'ai pas lu, je ne lirai pas, les dix tomes de ses œuvres. Mais, après tout, il est peu probable que tous ceux qui parlent de lui les aient lus. Je ne prétends pas connaître Bernard de Clairvaux. Je peux néanmoins relever, chez ses commentateurs, les différences et les points communs entre les différents jugements, voire les contradictions de certains auteurs.

Il s'agit donc ici des représentations de Bernard, plus que de Bernard lui-même.

 

La récupération de saint Bernard par Guénon

 En 1929, Guénon publie un « Saint Bernard », dans la collection des Petites hagiographies à 2 francs des éditions Publiroc, à Marseille. Cet opuscule de 38 pages est dûment revêtu du Nihil obstat et de l'imprimatur, qui sont censés attester de sa conformité à l'orthodoxie catholique

(Il n'est pas nécessaire de connaître Guénon pour lire cet article. D'une façon générale, il n'est pas utile de connaître Guénon. Si  toutefois vous voulez comprendre les raisons de mon mépris à son égard, je vous réfère à mes articles "Guénon l'idéologue", "Guénon et la franc-maçonnerie", et "Guénon, Ghyka, le Corbusier". )

Dès son introduction, Guénon affiche son intention : « Parmi les grandes figures du moyen âge, il en est peu dont l'étude soit plus propre (…) à dissiper certains préjugés chers à l'esprit moderne. » Il précise que la vie de Bernard est une réfutation du rationalisme, du pragmatisme et de la critique scientifique, ce qui lui semble en faire une utile leçon pour ses contemporains.  Il y a dans cet anachronisme un stupéfiant aveu de parti-pris : faire condamner les idées du XXe siècle par un auteur du XIIe ! Pourquoi ne pas lui faire condamner aussi le chemin de fer et la TSF ?

Ensuite, le propos guénonien peut surprendre dans l'hagiographie d'un docteur de l'Eglise. En effet, 34 pages sur 38 sont consacrées aux luttes politiques de Bernard, sur le gouvernement de l'Eglise et des royaumes, sur les croisades, et à ses polémiques intellectuelles contre Pierre Abélard et Gilbert de la Porrée.

Commençons par la fin, les quatre dernières pages, où Guénon évoque ses miracles, ses conceptions artistiques, sa doctrine et sa dévotion mariale. On devine que ce résumé bâclé, inévitable pour obtenir l'imprimatur, n'intéresse guère l'auteur. Il y trouve pourtant prétexte pour exposer ses propres conceptions, que Bernard aurait mises en pratique sept siècles plus tôt :

  • Les miracles sont nombreux selon les vies légendaires du saint, dont elles sont un passage obligé. Ils sont balayés d'un revers de main par Guénon, qui leur attribue une importance secondaire. Pourquoi pas ? C'est en contradiction avec le genre littéraire de l'hagiographie, mais non avec la vie de Guénon, qui n'a pas fait de miracles.
  • Les conceptions artistiques du célèbre iconoclaste sont bizarrement interprétées, sans aucun argument, pour éviter qu'elles viennent contredire la doctrine du symbolisme guénonien : « Il n'a pu vouloir (…) proscrire le symbolisme de l'art architectural ». Péremptoire, ou plutôt lapidaire (c'est le mot juste).
  • Moins de deux pages sur la doctrine du « docteur de l'Eglise » dont les œuvres remplissent dix volumes. Sa doctrine est seulement qualifiée de « mystique », étayée par un seul traité doctrinal cité, De diligendo Deo. Il faut pourtant rappeler que Guénon n'a que mépris pour les mystiques, qu'il juge sentimentaux. Il écrit, ailleurs, que « la voie mystique (…) et la voie initiatique (…) sont radicalement incompatibles en raison de leurs caractères respectifs ».
  • Enfin, la dévotion mariale de Bernard, grand propagateur de ce culte, n'y est que le prétexte d'un développement sur la chevalerie, donc encore sur l'aspect socio-politique.

Ces petites supercheries intellectuelles de Guénon ne surprennent pas. Je les énumère pour montrer surtout que ce qui l'intéresse dans Bernard est ailleurs, seulement et bel et bien dans ce qui peut conforter sa haine du monde moderne. C'est ce qui lui prend trente-quatre pages.

C'est pourquoi il attache tant d'importance à l'action politique de Bernard, qu'elle soit diplomatique ou militaire. Il prétend voir dans les succès terrestres de l'homme l'effet et la preuve de sa sagesse et de ses vertus. Quand il impose rapidement son point de vue, c'est qu'il est apparu immédiatement comme l'envoyé de Dieu. Si, au contraire, il peine à concilier les différents partis, si ses paroles sont « fort mal accueillies », Guénon n'y voit pas un manque de rayonnemment spirituel, de sagesse ni d'inspiration divine. Et quand son appel à la guerre sainte (en arabe jihad) entraîne à la catastrophe une croisade, quand il échoue à « convertir » les Cathares, il va de soi que ses échecs ne sont pas censés apporter une contre-preuve, ni même le moindre doute quant à son inspiration divine. Ce n'est pas sa faute. Bernard reste aux yeux de Guénon l'arbitre des conflits terrestres, et le défenseur de la féodalité (comme si elle avait à l'époque besoin d'être défendue), définie de façon restrictive comme « l'institution et l'idéal chevaleresques » (définition plus glorieuse que la hiérarchie par droit de naissance et le servage du plus grand nombre). Ces développements à propos des épisodes purement politiques de la vie du saint, de la part d'un écrivain qui se dit sans intérêt pour la politique, sont bien signe qu'en réalité les idées politico-sociales sont déterminantes chez lui. Il présente Bernard comme modèle en raison de ses origines aristocratiques et de ses efforts à maintenir une société de castes en usant du pouvoir religieux et du pouvoir politique. Et par sa participation aux deux, Bernard lui semble le prototype de Galaad, le chevalier sans tache.

C'est aussi ce que Guénon veut voir dans les Templiers, que Bernard contribua grandement à fonder : le cumul du religieux et du soldat. Guénon n'évoque pas la théorie de la guerre sainte, qui existait avant Bernard même s'il lui donne plus d'ampleur et plus de prétextes. Il passe pudiquement sur sa condamnation des Cathares. Mais, tout de même ! Guénon, monomaniaque de la Tradition avec un grand T, admire cette entorse majeure à l'un des archétypes les plus dignes de ce nom et les plus ancrés dans le fonds commun traditionnel « indo-européen » : la division tripartite entre les ordres. Avec l'ordre du Temple, Bernard cautionne une innovation sociale, morale et intellectuelle inouïe : la confusion entre guerriers et prêtres, kshatriyas et brahmanes. Contradiction majeure avec tout le guénonisme. Pourtant même cette innovation qui devrait l'horrifier lui paraît digne de louange. C'est bien dire que l'essentiel est ailleurs à ses yeux.

C'est tout de même dans sa lutte contre Abélard que Bernard se révèle de la manière la plus digne de l'admiration de Guénon.

Abélard est le seul rival de Bernard en termes de célébrité. Abélard invente la théologie et l'analyse critique. Il est des premiers à chercher à concilier la foi et la raison. C'est un précurseur du doute méthodique. Bernard lui oppose le refus de mettre en doute les vérités révélées de l'Eglise. Fort de son charisme oratoire, il fait passer pour de l'hérésie ce qui n'est que méthode intellectuelle. Guénon loue cette manière de « résoudre les problèmes de l'ordre intellectuel », ce que faisait Bernard par l'intimidation, l'affirmation gratuite, le rejet de toute pensée personnelle. Il ne les résolvait pas, il les niait. Guénon peut s'y reconnaître, c'est donc à juste titre qu'il voit en lui son précurseur dans la condamnation de l'intelligence. Evidemment, à condamner l'intelligence, on court des risques. On ne saurait mieux dire en tout cas qu'on ne demande pas à ses disciples beaucoup de neurones actifs.

Devant ce risque de rejeter explicitement la raison, Guénon préfère rejeter le rationalisme (dont il y eut des excès, mais quelques siècles après Abélard) . Abélard est chargé par Guénon de tous les maux de la pensée « moderne ». Tout juste s'il ne lui reproche pas d'être aussi démocrate, protestant, féministe, intellectuel de gauche... Anachronisme. C'est bien la raison seule que combat Bernard. L'« intelligence » acceptable pour lui est seulement l'adhésion au dogme, ce qu'il appelle la « considération », qui exclut esprit critique, réflexion, imagination, créativité.

Abélard n'a rien du rationaliste moderne, mais c'est bien celui-là que Guénon entend condamner, et convaincre les catholiques de condamner. Tel est l'enjeu. Ainsi, une polémique médiévale sert de prétexte à la défense du système guénonien d'affirmations péremptoires au nom d'une pseudo-sagesse ne reposant que sur une tradition imaginaire : « (Abélard) ne sut pas faire la distinction entre ce qui relève de la raison et ce qui lui est supérieur, entre la philosophie profane et la sagesse sacrée, entre le savoir purement humain et la connaissance transcendante, et là est la racine de toutes ses erreurs. » Comment en effet justifier les élucubrations guénonesques si on les soumet à la raison ? Comment mieux évacuer celle-ci qu'en prétendant détenir l'accès direct à la transcendance ?

Presque accessoirement, la parodie de procès où Bernard fit condamner Abélard sans qu'il fût entendu n'empêche pas Guénon de trouver en Bernard un parangon de justice.

Allons, un peu d'insolence mal placée : « La bonté et la douceur faisaient incontestablement le fond de son caractère » me rappelle irrésistiblement « Tout son être est caractérisé par une extrême bonté », phrase de Josef Goebbels au sujet d'Adolf Hitler (citée par Jean-Louis Faure).

Un autre passage est éclairant sur les contradictions de Guénon : c'est ce curieux paragraphe où il précise que le Moyen-âge idéal est pour lui le XIIIe siècle ! Voilà qui est intéressant. Le XIIIe serait-il plus traditionnel que le XIIe ? Cela interroge sur la signification même du mot tradition dans le guénonisme... En outre, ce n'est certes pas le siècle le plus « traditionnel » au sens guénonien. C'est au contraire un temps de progrès techniques, de bouleversements intellectuels, artistiques, religieux, politiques, économiques et sociaux. Il est somme toute dangereux de situer un âge d'or dans le fil changeant de l'histoire. Une tradition primordiale guénonienne n'est plus ou moins concevable (plutôt moins) qu'en dehors de l'histoire et dans un espace immémorial.

On le voit, l'opuscule ne laisse aucune place à la doctrine spirituelle de Bernard. Pourtant, c'est bien sa doctrine qui lui vaudra d'être déclaré « Docteur de l'Eglise » par Pie VIII. Or, Guénon est quasi muet sur le contenu de l'intégrisme supposé, vanté même, de sa doctrine spirituelle, ni sur les aspects novateurs de sa pratique (tant il est vrai que tous les traditionalistes réinventent la tradition qui leur plaît). Certes, Guénon n'a que mépris pour le mysticisme et le sentimentalisme, le pathos que Bernard introduit durablement dans les pratiques dévotionnelles. Il n'est pas non plus facile en 1929 de faire un éloge des mortifications et du mépris du corps qui sont l'aspect pratique de l'ascétisme de Bernard, inséparables de sa théorie de l'humilité. Il suffit à Guénon d'affirmer, ce qui est défendable, que Bernard a été un réformateur réactionnaire, pour l'ériger en modèle digne des plus grands éloges.

En réalité, on le sait, Guénon n'adhère pas au catholicisme de son temps, pas plus qu'à celui du passé. Deux ans après cet opuscule, il se convertit officiellement à l'islam. Je n'ignore pas que lui-même comme ses adeptes ne considèrent pas ce choix comme une conversion, dans la mesure où l'islam n'est pas à leurs yeux plus intéressant (ni plus vrai) que le catholicisme ou toute autre religion qualifiée d'exotérique... Quand ils préconisent l'adhésion à l'islam, c'est sans conviction doctrinale, mais comme moyen tactique de faire revenir l'occident au moyen-âge. Seul vaut, aux yeux de leur doctrine, ce qu'ils y interprètent comme une tradition commune aux diverses religions, tradition dite ésotérique (ce qui veut dire qu'eux seuls sont qualifiés pour le connaître). La religion de Bernard de Clairvaux, selon ces critères, ne saurait pourtant guère être qu'exotérique. C'est ce qui explique que Guénon, tout en prétendant reconnaître en Bernard un « des maîtres les plus réputés de la philosophie et de la théologie », ne dit pas un mot de cette philosophie ni de cette théologie qui ne l'intéressent pas, voire pour lesquelles il n'a que mépris.

C'est ainsi que Guénon trompe son monde, tout le monde... Il fait croire aux catholiques qu'il est catholique, aux musulmans qu'il est musulman, aux francs-maçons qu'il est franc-maçon... Et à ses disciples qu'il a une pensée originale. Son portrait de Bernard est comme le reflet idéalisé de Guénon dans un miroir déformant médiéval. En voyant dans Bernard un « antimoderne », il n'a pas tort. Mais pour en faire un proto-Guénon, il déforme, choisit, triche. Comme à son habitude. En parlant de Bernard, Guénon ne parle que de lui.

Et en commentant son petit ouvrage, conséquence logique, c'est encore Guénon que je passe bien du temps à critiquer. Peut-être trop ? Mais c'est que je lui vois encore trop de dupes. Ce texte peut paraître mineur. Il l'est. Mais il montre comment l'attitude conservatrice de Bernard face à la société de son temps permet au réactionnaire du XXe siècle de présenter à un public catholique une référence canonique et un saint modèle de ses propres conceptions. Celles-ci sont beaucoup plus politico-sociales que religieuses. Ainsi, il met en lumière les mécanismes de l'intégrisme : ce qui y est déterminant, c'est une conception de l'ordre social. Les théories métaphysiques utilisées a posteriori viennent étayer l'idée d'une société ordonnée idéale, intangible, naturelle, relevant d'un principe supérieur ou d'un dessein divin. Selon les variétés d'intégrisme, cet ordre est le souvenir d'un âge d'or (qui peut être situé dans une antiquité imaginaire ou dans un Ancien Régime mythique), ou le fantasme d'un futur parfait (royaume de dieu sur terre, société sans classes ou Reich de mille ans). Utopie et/ou uchronie, c'est selon. Idéologie, toujours.

En ce sens, la lecture de Bernard par Guénon appartient bien au XXe siècle. Elle est éminemment moderne !

Bon, cet opuscule est lamentable. Mais, après tout, il ne valait que deux balles.

 

Bernard de Clairvaux est-il « moderne » ?

 Mon propos aurait pu s'arrêter là.

Pourtant, ayant déjà commencé mon travail critique sur le petit livre de Guénon, j'ai été interpellé par la parution d'un recueil de morceaux choisis de saint Bernard, extraits de son De consideratione (de la Considération) par Pierre Vajda et Bernard Candiard. Ceux-ci y voient « un guide moral, un manuel de gouvernance et une méditation sur les voies et moyens permettant à tout homme détenteur d'autorité de ne pas perdre son âme dans l'action. » Plus que d'auteurs, il faut parler ici de lecteurs de Saint Bernard : leur entreprise, à la modestie voulue et réelle, consiste en un choix de trente-quatre citations censé mettre en valeur une pensée caractérisée par « la force, la liberté de ton et la modernité. »

A lire cet avant-propos, il m'a paru d'emblée qu'il y avait une contradiction fondamentale entre les deux publications. Il y avait donc lieu de comparer les points de vue sur le saint médiéval : Bernard peut-il être revendiqué autant par des partisans de la modernité que par le pire réactionnaire ? Ou bien Bernard est-il devenu moderne cent ans après avoir incarné l'antimodernisme absolu ? Quoi qu'il en soit, c'est bien la différence de lectures du même personnage qui est intéressante, plus que le personnage lui-même.

Le genre même des morceaux choisis est légitime mais porte en soi bien des risques. Ils vont du risque de trahir l'auteur au risque de n'en retenir que ce qui plaît au lecteur, voire ce que l'auteur a, somme toute, de plus banal et de moins personnel. Les deux risques ne s'excluent pas l'un l'autre, évidemment. Ce serait une gageure que de résumer, voire définir, Bernard de Clairvaux en trente-quatre citations. Et il n'est pas impossible qu'avec le même nombre d'extraits, on puisse proposer aux mêmes fins d'édification contemporaine, et à aussi juste titre, des extraits de saint Augustin, Bouddha, Mahomet, Shakespeare, Karl Marx... Complétez vous-même du nom de votre auteur préféré.

Et, bien naturellement, chacun peut se constituer son petit, ou gros, recueil des citations qui lui sont des aides morales, psychologiques ou intellectuelles. Chacun peut sélectionner aussi selon les critères qui l'intéressent, parmi lesquels la liberté de ton et la modernité peuvent figurer. La démarche n'est pas choquante. Dans le choix de MM. Vajda et Candiard, seul l'avant-propos peut être critiquable, si le contenu ne lui correspond pas. Voyons donc celui-ci.

Certaines citations relèvent de la métaphysique et de la foi : anges, archanges, l'ineffable, Dieu, vie future... Les juger libres de ton ou modernes relève donc de la foi du lecteur et d'elle seule. Que cette foi le conduise à les présenter en modèle relève d'un prosélytisme autorisé.

Une précision s'impose à propos de la célèbre et magnifique citation sur l'amour : «La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure.» Car elle n'est pas de Bernard de Clairvaux, qui la reprend à Severus, évêque de Milève, qui l'employa dans une correspondance à Saint Augustin. Et en la replaçant dans le contexte où Bernard la commente, on comprend qu'il ne l'applique qu'à l'amour de Dieu : « Comprenez avec quelle mesure ou plutôt comment sans mesure Dieu mérite d'être aimé. Lui qui est si grand nous a aimés le premier, gratuitement et si complètement, nous qui sommes si petits et si méprisables ! Puisque notre amour se rapporte à Dieu, il se rapporte donc à l'immensité, à l'infini. (…) Quels pourraient être alors, je vous le demande, le terme et la mesure de notre amour ? » (cité par P. Pourrat, dans La Spiritualté chrétienne- II, le Moyen-âge, Gabalda, 1924). Isolée du contexte, la petite phrase peut être mal comprise, et notamment appliquée à des amours humaines - si méprisables...

D'autres citations peuvent être édifiantes pour tous : elles relèvent de la morale commune. Bernard recommande des règles de conduite : vertus, conduite dans l'adversité ou dans la prospérité, humilité ou orgueil... La colère, la cupidité, inspirent de même des sentences sans surprise. Le « Connais-toi toi-même » de Bernard n'est évidemment pas critiquable, mais il n'est pas non plus original. Non seulement il remonte aux anciens Grecs, mais il fait l'objet d'un traité approfondi du pire ennemi de Bernard : Abélard.

Certains passages retenus paraissent davantage dans le cœur du propos de Pierre Vajda et Bernard Candiard. Ce sont bien des conseils de management, comme on dit aujourd'hui : comment choisir les hommes, les qualités d'un intendant, comment accueillir les honneurs qu'on reçoit ou les faveurs qu'on nous demande. Au XXe siècle, j'ai suivi des stages de management, et j'ai lu quelques livres aussi ; ils seraient probablement bien dépassés aujourd'hui. Alors, pas d'objection à trouver de la modernité dans les conseils de Saint Bernard.

Savoir si ces sentences sont de nature à aider un directeur de banque ou d'hôpital (au hasard), à mieux gérer tout en gardant son âme... J'ai le sentiment confus (tu parles!) que les dits directeurs peuvent trouver plus moderne et mieux adapté chez des auteurs plus récents. A titre d'exemple sans exemplarité, mon grand-père maternel, directeur de la Banque de France, se nourrissait des Fioretti de Saint François et des Essais de Montaigne, qu'il citait abondamment de mémoire. Machiavel a produit un manuel de gouvernance cohérent, mais en mettant l'âme de côté. Peut-être a-t-on fait mieux depuis. Probablement pas. Mais ne confondons pas vieux et obsolète. J'éprouve une certaine consolation à trouver, en dépit des errements du monde, des dirigeants en quête de sagesse, et qui la trouvent au Moyen-âge.

Je retiens même avec plaisir cette jolie phrase, que ne renieraient ni La Bruyère ni La Rochefoucauld : « Un fourbe habile montre toujours le visage de l'humilité lorsqu'il désire quelque chose.» Nous avons tous des progrès à faire en habileté comme en fourberie. Merci Bernard.

Bien évidemment, la modernité n'existe pas. Il n'existe que les idées qu'on s'en fait. Et saint Bernard ? Existe-t-il en dehors des idées qu'on s'en fait ?

 Voici un vrai morceau choisi de saint Bernard :
son crâne, conservé dans le trésor de la cathédrale de Troyes.
"Où que soit le cadavre, là s'assembleront les vautours" (Mt, 24, 28).

Regards croisés (sic) sur Bernard

 Tout esprit de croisade écarté, je fais appel maintenant à des auteurs en quête de vérité historique, qui y emploient méthode et érudition, mais qui écrivent l'histoire d'un point de vue particulier où Bernard a une place limitée. De la sorte, on va voir que même le travail de l'historien rigoureux peut conduire à choisir le Bernard qui sert la démonstration. Si possible, j'illustrerai ces choix par des citations de Bernard lui-même, ce qui, on en conviendra, permettra de compléter ses morceaux choisis.

 

  • A propos des Cathares :

 Bernard écrit aux Toulousains en conclusion de son séjour à Albi et Verfeil pour y argumenter contre les Cathares : « Les loups ont été découverts, qui venaient à vous sous des dehors de brebis, dévoraient votre peuple comme un morceau de pain, ou comme des brebis vouées au carnage. Ils ont été découverts, ces renards qui ruinaient la plus précieuse vigne du Seigneur, votre cité. Découverts, mais non pris. Ainsi donc, très chers, poursuivez-les, saisissez-les, et ne vous arrêtez pas, jusqu'à ce qu'ils périssent tous, ou s'enfuient loin de votre pays. »

(saint Bernard cité par Michel Roquebert, l'Epopée cathare, Privat, 1970.)

« Avant de se retirer au monastère de Cîteaux pour des problèmes de santé, Bernard de Clairvaux écrivait dans un sermon : on ne les convainc ni par le raisonnement (ils ne comprennent pas) ni par les autorités (ils ne les reçoivent pas), ni par la persuasion (car ils sont de mauvaise foi). Il semble qu’ils ne puissent être extirpés que par le glaive matériel.»

(Wikipedia, article Bernard de Clairvaux)

On ne peut imputer à Bernard l'invention de la guerre sainte, qu'avant lui déjà Augustin et Ambroise avaient théorisée. Mais il ne semble pas qu'il y eût d'antécédent chrétien à cet appel à l'élimination physique collective des hérétiques. La croisade contre les Albigeois suivra de peu, et c'est, dit-on, un abbé de Citeaux qui aurait eu le mot terrible : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » (Arnaud Amaury, en 1209). En somme, c'est un domaine où Bernard a fait progresser les idées et les comportements. Cela paraît banal de nos jours, preuve d'une vraie modernité. Il y a probablement des dirigeants d'entreprises qui y trouveraient confirmation de leurs méthodes de gestion des ressources humaines - sans parler des dirigeants politiques !

 

  • A propos des Templiers :

 « Le chevalier du Christ donne la mort en toute sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore (…). Lors donc qu'il tue un malfaiteur, il n'est point homicide mais malicide (…). la mort qu'il donne est le profit de Jésus-Christ, et celle qu'il reçoit le sien propre. »

(saint Bernard, De laude novae militiae III,4)

C'est une innovation absolue de Bernard que l'ouverture de la possibilité d'être à la fois orator et bellator, prêtre et soldat. On a vu que cette innovation aurait dû horrifier Guénon. Elle est en rupture, non seulement avec les traditions générales les plus admises, mais aussi avec la doctrine catholique jusqu'alors constante, qui pouvait justifier la violence du soldat, mais jamais celle d'un ecclésiastique.

Si l'on veut, à la suite de Bernard, prendre les templiers pour modèle, on appréciera aussi la citation qu'en fait Umberto Eco (dans Le pendule de Foucault, qui décidément est une mine):

"Ils évitent et abominent les mimes, les magiciens et les jongleurs, les chansons lestes et les soties, ils se coupent les cheveux ras, sachant de par l'apôtre que soigner sa chevelure est une ignominie pour un homme. On ne les voit jamais peignés, rarement lavés, la barbe hirsute, puants de poussière, maculés par le haubert et la chaleur."

Et ne passons pas sous silence que les Templiers ont contribué à inventer la banque, par les lettres de change qu'ils pouvaient émettre d'un bout à l'autre de la chrétienté. Ils tournaient l'interdiction de prêter à intérêt en prélevant leur profit sur le jeu des conversions entre les monnaies différentes. Des directeurs de banque peuvent y voir des précurseurs, et légitimer ainsi leur dévotion à Bernard de Clairvaux. Comme on les comprend.

 

  • A propos d'Abélard.

 Letort-Trégaro résume le procès d'Abélard, à Sens en 1140 :

« Le lundi matin la confrontation doit avoir lieu dans l'ancienne cathédrale. Plus angoissé que son adversaire, Bernard de Clairvaux passe une partie de la nuit à rameuter ses partisans, à ranimer les tièdes. Avant l'aube, une réunion quasi clandestine a lieu, sous l'autorité du farouche Cistercien, qui soumet à son auditoire dix-neuf propositions, selon lui hérétiques, et qui seraient extraites de l'oeuvre d'Abélard. En fait, certaines ont été déformées, ou proviennent d'autres écrits qui ne doivent rien à Maître Pierre. Mais tant est grande l'autorité de Bernard que son auditoire est, d'emblée, conquis. Et c'est en accusé, non en Magister autorisé à défendre ses thèses, que le dialecticien se présente devant l'assemblée, le lundi matin (…)

« Abélard s'attendait à l'un de ces tournois verbaux dans lesquels il triompha si souvent. Le voilà sommé de plaider une cause qu'il sent entendue d'avance, et de justifier des propositions dont il perçoit que certaines sont des faux. (…) Il choisit le silence (…).

« Prélats et princes sont qui penauds, qui indignés – mais en silence – qui triomphants. (…) Bernard de Clairvaux réunit ceux qui lui sont acquis, leur soumet derechef les propositions d'Abélard, cette fois réduites à quatorze. Bien sûr, toutes sont déclarées hérétiques à l'unanimité. Immédiatement, l'abbé de Clairvaux mande des messagers pour en informer le pape (il s'agit d'Innocent II, dont l'objectivité est douteuse, puisqu'il doit largement son trône à Bernard - note de ML). (…)

« En juillet, tombe le décret pontifical : Abélard et Arnaud de Brescia sont déclarés hérétiques, frappés d'excommunication, condamnés à être enfermés séparément dans un couvent. Interdiction est faite pour toujours à Abélard de prodiguer un enseignement. Ses livres, ainsi que ceux d'Arnaud, sont solennellement brûlés dans l'abside de Saint-Pierre de Rome... »

(Jean-Pierre Letort-Trégaro, Pierre Abélard, Petite bibliothèque Payot, 1981, 1997)

Une citation de Bernard à propos d'Abélard : « Je ne trouvai pas qu'il fût convenable de commettre avec la faible raison humaine la foi divine, dont la certitude repose sur la vérité même. »

Bérenger de Poitiers écrit à Bernard après l'affaire Abélard : « Depuis longtemps la renommée aux ailes rapides a répandu dans l'univers entier le parfum de ta sainteté, proclamé tes mérites, pompeusement propagé tes miracles. Tu as pris Abélard comme cible de ta flèche pour vomir contre lui le venin de ton aigreur, pour le rayer de la terre des vivants, pour le mettre au rang des morts. Tu étais enflammé contre Abélard non du zèle de la correction, mais du désir de ta propre vengeance ».

Il est anachronique de faire d'Abélard un « rationaliste », et même un précurseur du rationalisme. Abélard est un homme de foi, qui se veut catholique orthodoxe. Sa faute est de chercher à concilier la foi et la raison, et à expliquer ce qui peut l'être. En revanche, il invente bel et bien la théologie – le mot et la chose. Il prépare le terrain à Thomas d'Aquin, voire jusqu'à Jean-Paul II (Fides et ratio, 1998). Où est la modernité ?

 

  • A propos de Suger et de l'art

Panofsky s'intéresse à un troisième homme, contemporain de Bernard et d'Abélard. Leurs trois chemins se sont plusieurs fois croisés. Entre Bernard et Abélard se joue la question des rapports entre foi et raison. Entre Bernard et Suger, l'enjeu est celui de la création artistique. Panofsky oppose « l'esthète » et « l'ascète ».

Rappelons que Suger, abbé de Saint-Denis, est un des hommes les plus puissants du royaume, et en est même régent pendant que le roi part en croisade. Rappelons aussi qu'en rassemblant les talents artistiques épars, il crée les conditions de l'apparition de l'art gothique. Suger peut être un archétype du collectionneur d'oeuvres d'art, à l'opposé de tout ce que prône Bernard. Selon Panofsky, « (Suger) préludait à la rapacité désintéressée du directeur de musée moderne ».

Je renvoie à Panofsky et à son livre génial « Architecture gothique et pensée scolastique », si riche que je ne peux que le trahir en le simplifiant.. Son titre même indique que le sujet principal en est le rapport entre la nouvelle architecture et les recherches intellectuelles initiées par Abélard. Mais, en introduction, l'auteur fait part des oppositions de fond entre les deux abbés, Suger et Bernard, et notamment du conflit qui les a d'abord opposés. Notamment, c'est l'abbaye de Saint-Denis que Bernard traita de « synagogue de Satan », jolie expression qui aura une belle postérité. Panofsky expose le compromis politicard par lequel les deux abbés ont mis en place une coexistence pacifique. Bernard n'en est pas grandi.

"...Saint Bernard signifie très fermement que la perpétuation de ses bonnes dispositions dépend de la conduite de Suger dans le futur et, finalement, en vient au fait : il souhaite l'élimination d'Etienne de Garlande, Sénéchal de Louis le Gros, qui (...) constitue la barrière la plus redoutable entre l'abbé de Clairvaux et la couronne. (...) Vers la fin de la même année 1127, Etienne de Garlande tomba en disgrâce (...). Désormais, saint Bernard ne parla plus de Suger que pour en faire l'éloge."

(Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, éditions de Minuit, 1992)

Les diatribes de Bernard contre la décoration des monastères sont célèbres. Il ne tonne pas seulement contre la richesse de Saint-Denis. Il condamne aussi l'ambition des cathédrales et le décor peint et sculpté des abbayes bénédictines, sonnant le glas de la symbolique romane : «  Je ne parle pas de l'immense hauteur des églises, de leur longueur démesurée, de leur largeur superflue, des ornements somptueux, des peintures recherchées, qui, en captant le regard de ceux qui prient, sont un obstacle à leur piété.  (…) Mais nous qui, au nom du Christ, avons traité comme fumier tout ce qui rayonne de beauté, enchante l'oreille, charme de son parfum, flatte le goût, plaît au toucher – de qui, je le demande, pourrions-nous vouloir stimuler la dévotion au moyen de ces mêmes choses ?  (…) Que font encore dans les cloîtres, sous les yeux des frères appliqués à la lecture, ces monstres ridicules, cette beauté difforme et cette belle difformité ? Que font ces singes immondes ? Ces lions féroces ? Ces centaures monstrueux ? Ces tigres tachetés ? Ces soldats au combat ? Ces chasseurs sonnant de la trompe ? Ici on voit une seule tête sur plusieurs corps, là un corps sous plusieurs têtes... Il y a tant et tant de choses variées qu'on se laisse aller plus volontiers à lire sur les pierres que dans les livres, et à passer tout le jour à admirer tout cela qu'à méditer la loi de Dieu. (...)»

Ah ! Il est difficile d'aimer les arts et de supporter Bernard de Clairvaux, contempteur des beautés terrestres. On sait que ces imprécations s'adressent aux moines, et admettent la nécessité des images pour le peuple inculte. Le compromis tout politique que Bernard passe avec Suger permet à ce dernier de poursuive son grand œuvre architectural et décoratif. Mais la condamnation demeure ferme. Et ce n'est pas une petite contradiction : l'art cistercien a pris forme et s'est étendu à l'Europe entière. Certes dépouillé, mais n'est-ce pas là sa « modernité » ? Comme si la modernité haïe et mise sous le boisseau s'en échappe malgré Bernard...

On peut trouver aussi un avocat bénédictin de l'art condamné par Bernard, qui décidément est ennemi de tous ceux qui pensent : « L'analyse comparative (...) des méthodes discursives employées par Bernard de Clairvaux et Pierre le Vénérable, rend plus explicite la nécessaire suppression des images figurées défendue par le cistercien et un recours stratégique à celles-ci par l'abbé de Cluny. (…) Pierre le Vénérable ajoute en effet à l'imprécation, rhétorique sacrée, unique refuge de Saint Bernard, l'argumentation (…).»

(Viviane Huys-Clavel, Image et discours au XIIe siècle, l'Harmattan, 2009)

 

Sur ce sujet, il faut bien que je m'arrête. Mais je vous renvoie aussi à :

  • L'Art cistercien, Zodiaque, 1982.
  • Georges Duby : le Moyen-âge – l'Europe des cathédrales 1140-1280, Skira, Genève, 1995.

Vous êtes libres de consulter aussi Marie-Madeleine Davy (Initiation à la symbolique romane), d'une immense culture médiévale et grande connaisseuse de Saint Bernard, mais dont la conception guénoniste des symboles produit une fumeuse logorrhée pseudo-mystique, et qui prend bizarrement Bernard pour un exemple de la symbolique romane alors qu'il me semble au contraire un de ses destructeurs. Sur la symbolique médiévale, je lui préfère de beaucoup les éclairants Michel Pastoureau, Jérôme Baschet et Viviane Huys Clavel.

 

- Place de Bernard dans l'histoire de la pensée chrétienne

 « Pour le situer dans la chaîne de la pensée, saint Bernard, par son mode de réflexion, par sa démarche intellectuelle, est le dernier des Pères. Il pense que le dépôt de la Foi est à transmettre, qu'il n'y a pas à élucider les contradictions apparentes du dogme, ni à introduire la raison dans l'étude de l'Ecriture et de la Tradition. Il invoquait les textes qui font autorité, les auctoritates, et, au service des convictions et des usages reçus, il mettait son extraordinaire éloquence. Bernard est un conservateur, c'est-à-dire qu'il est plus sensible au témoignage du passé qu'aux découvertes du présent. De la même manière, il défendit l'ordre féodal, la division providentielle du monde en ordines, la ministérialité des fonctions sociales, la disposition des deux glaives pour le pontife romain. L'ordre établi lui paraissait voulu par Dieu, comme le pensaient déjà saint Augustin, saint Isidore de Séville ou Alcuin. Il suffisait de corriger les vices des hommes, de réparer les maux, pour rétablir l'ordonnance immuable qui divisait la société en moines, clercs et laïcs, en riches et pauvres, mais que le péché venait perturber. L'ordre chrétien corrigeait les abus, mais il n'innovait pas. Rien n'est plus étranger à la pensée de Bernard qu'une révolution religieuse, intellectuelle ou sociale.

« La grande règle de vie de Bernard fut la pénitence. Il infligea à son corps les plus cruels traitements, dépassant largement la prudence de saint Benoît en ce domaine. Son ascétisme marquait sa physionomie au point de la rendre presque aérienne, tant le corps était brisé et la chair absente, la peau tendue sur le feu intérieur. L'autre aspect majeur de sa spiritualité réside dans son amour de Dieu et de la Vierge. Praticien de l'amour divin, beaucoup plus que théoricien mystique, Bernard fut littéralement consumé par l'amour de Dieu... »

(Jean Chélini, Histoire religieuse de l'occident médiéval, Armand Colin, collection U, 1968)

 

Après ce résumé universitaire, cherchons plus de précision dans la Nouvelle histoire de l'Eglise, 2 le Moyen-âge, par M. D. Knowles et D. Obolensky, le Seuil, 1968. On est étonné, voire déçu. La place faite à Bernard de Clairvaux y est mineure. Certes, il est qualifié de « prodigieux » en tant que fondateur de son ordre monastique, mais le chapitre sur l'histoire des idées l'ignore presque complètement, alors qu'il fait une grande place à Abélard, le vrai novateur et initiateur intellectuel de son temps.

Les idées de Bernard ne sont guère citées qu'à propos de la théorie de l'immaculée conception : « (Eadmer) écrivit le premier exposé théologique, publié en Occident, sur l'Immaculée Conception, fondé sur des thèses grecques et sur ce qu'on appelle la thèse de la convenance. Bien que fréquemment cité par la suite, il n'eut tout d'abord que peu de retentissement, car l'attention était surtout sollicitée par l'attaque célèbre lancée par saint Bernard contre la célébration liturgique instituée par les chanoines de Lyon. (…) Saint Bernard, dont la dévotion intense à la mère de Dieu était bien connue, trouvait mauvaise cette nouvelle doctrine (nouvelle du moins pour lui), en partie parce qu'elle transgressait la loi universelle du péché originel chez les enfants d'Adam, mais surtout à cause de l'opinion d'Augustin, généralement admise, selon laquelle le péché originel était transmis par un acte causé par la concupiscence... »

En clair, l'opinion générale admise était que l'orgasme, manifestation diabolique s'il en fut, transmettait le péché originel de génération en génération. On comprend que Bernard y trouvât un des ressorts de son mépris de la chair. On conviendra que si, dans une histoire de l'Eglise en cinq gros volumes, c'est le seul apport (?) de Bernard à la théologie, c'est peu. Et pas franchement moderne puisque la théorie de l'Immaculée Conception a triomphé par la suite.

 

Enfin, un chapitre entier est consacré à Bernard dans La Spiritualité Chrétienne, II Le Moyen-Age, de P. Pourrat, supérieur au grand séminaire de Lyon, éd. Gabalda, Paris, 1924. Enfin de la matière, illustrée par de nombreuses citations, et autorisée par l'Imprimatur et le Nihil obstat. Je suis obligé de sélectionner et de résumer.

Confirmant les extraits précédents, le chapitre commence par : « La spiritualité de saint Bernard ne se fait pas remarquer par des idées bien nouvelles. (…) Il ne faut donc pas chercher chez lui des théories mystiques savantes, telles qu'on les trouve, par exemple, chez les Victorins, Hugues et Richard. Ses idées sont les idées communes... » Bon. Pourtant, l'auteur reconnaît à Bernard de Clairvaux quelque mérite : « La véritable raison qui explique l'influence des écrits de saint Bernard, c'est qu'ils étaient éminemment propres à rendre la piété chrétienne affective.(...) Il sentait vivement, et son exquise sensibilité se retrouve dans ses écrits, surtout dans ses sermons. (…) C'est parce qu'ils distillaient le miel de la tendre dévotion que les écrits de Bernard attirèrent tant les âmes et qu'ils inaugurèrent une forme de piété qui se généralisa bientôt. Ils sont une étape dans l'histoire de la spiritualité... » (Est-ce cette allusion au miel qui a attiré vers Bernard certain lecteur cité plus haut, dont une des gloires restera d'avoir intégré la tendresse de la mellification aux dures réalités du management bancaire ?)

L'auteur insiste sur l'humilité prônée par saint Bernard comme fondement de toute sa dévotion, de son exigence de perfection, et de l'accès à la contemplation mystique. Il y a humilité et humilité, cela n'étonnera personne, et l'humilité de saint Bernard s'en proclame le suprême degré : « Je gravirai sans crainte l'échelle de l'humilité jusqu'à ce que j'arrive aux vastes espaces qu'occupe la charité. » Un personnage de bande dessinée gagnait un concours de modestie et s'écriait : « Je suis le roi des modestes ! » Est-ce bien différent ?

Saint Bernard est le plus inspiré, nous dit-on, quand il parle de l'amour de Dieu, et le plus original quand il évoque la genèse de l'amour dans le cœur humain : « Parce que nous sommes charnels et que nous naissons de la concupiscence de la chair, il est nécessaire que notre amour vienne de la chair. Si cet amour est bien dirigé, il deviendra graduellement, sous l'action de la grâce, un amour spirituel... » L'auteur du livre, ici, s'offusque : de son point de vue de catholique contemporain, « une telle manière de s'exprimer peut engendrer de regrettables confusions, et tendrait à obscurcir la distinction entre l'amour qu'engendre la nature et celui que produit la grâce. » Pour une fois que Bernard disait quelque chose d'original ! C'est ballot.

La suite du chapitre montre que Bernard développa le culte des anges gardiens, de saint Joseph, la méditation sur les étapes de la vie mortelle de Jésus, de la crèche au calvaire. Parmi ces dévotions particulières, il donna un essor considérable au culte de la vierge Marie, inventant le vocable de Notre-Dame qui se répandit dans toute la chrétienté occidentale.

Alors ? Ce propos sur l'apport de saint Bernard à la spiritualité catholique est riche et fondé. Il n'est lui aussi que partiel, et ne saurait rendre compte de la globalité du personnage historique. Il ne permet certainement pas de juger de la « modernité » de l'homme ni de son œuvre. La modernité serait-elle d'ailleurs, pour les défenseurs du dogme, une qualité ? L'orthodoxie catholique de saint Bernard ne peut pas être ressentie comme périmée pour les croyants, malgré les quelques éléments entrés dans la doctrine après lui, comme l'Immaculée Conception qu'il rejetait.

 Encore pourrait-on inciter les croyants d'aujourd'hui à considérer les abimes qui séparent leur doctrine et leur pratique de celles du moyen-âge. Au temps de Bernard, Suger et Abélard, le purgatoire et l'immortalité de l'âme ne font pas partie du dogme. Les sacrements n'ont pas été définis (le mariage n'en fait pas partie). Quand ils sont pratiqués, c'est de manière toute différente : les laïcs n'assistent pas au sacrifice eucharistique qui se déroule dans un choeur clôturé, la confession est tarifée selon des barêmes redoutables. Les pratiques de mortification, de pélerinage, de dévotion aux reliques, sont essentielles. Enfin, bien évidemment, la plupart des apports de la science restant à venir, la croyance se dissout dans une universelle crédulité où il est bien difficile de tracer une frontière entre magie et religion.

Conclure ?

 La messe est dite.

Comme les autres, je choisis les phrases qui m'arrangent. Comme les autres, je me fais mon idée de saint Bernard. Elle ne prétend pas être exacte, mais du moins repose-t-elle sur des lectures diverses pour essayer de prendre en compte les facettes différentes de l'homme.

Selon Umberto Eco, "il devient saint sur le champ parce qu'il s'est maquereauté avec les gens qu'il fallait." Vous aurez compris qu'il ne fait pas partie des saints que je vénère. Il se montre (à l'occasion ?) magouilleur, hypocrite, lâche, injuste, cruel, tricheur, haineux. Par son rejet de la raison, son mépris de la vie humaine, sa haine de la beauté, il incarne à mes yeux ce qu'il a pu y avoir de pire dans le christianisme, voire dans bien des religions : l'ignorance, le fanatisme et la superstition. Sa réussite est d'avoir fait pencher l'Eglise, pour longtemps, de ce côté obscur. C'est le précurseur de Savonarole, de Torquemada... J'espère que dans son au-delà, il est en mesure d'apprécier les mortifications que je propose ici à son humilité.

Alors, pour une fois, je donne raison à Guénon. Non pas pour ses déformations de la vérité historique, ni pour sa manière impudente de faire de Bernard un précurseur du guénonisme. Guénon reste un escroc intellectuel. Mais je vois en Bernard comme en Guénon un réactionnaire absolu, un prosélyte de la régression, et un défenseur de l'imbécilité contre l'intelligence. En somme, un antimoderne, si l'on veut user de catégories anachroniques.

Mais on peut aussi considérer comme « modernes », malgré lui, presque tous les aspects de son œuvre ! La réussite terrestre de Bernard peut signifier qu'il correspondait aux attentes de son temps. Après lui, l'ordre cistercien, de même que l'ordre du Temple, ont eu un succès économique multinational, jusqu'à ce que leur richesse les fît tomber à leur tour dans les travers dénoncés par leur fondateur. Leur refus de la décoration a connu bien des accommodements, mais peut, après quelques siècles d'histoire de l'art, être présenté en modèle de modernité. Le sentimentalisme de sa piété a transformé la religion catholique en profondeur, ce que Georges Duby considère comme une « déviation du christianisme vers des valeurs féminines ». Saint Bernard précurseur du féminisme ? Il ne manquait plus que ça.

 

 

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