MARC  LABOURET

LE VOLUME DE LA LOI SACREE

 

Personne ne contestera que l'équerre et le compas sont des symboles essentiels de la franc-maçonnerie, au point même qu'ils en sont venus à symboliser la franc-maçonnerie elle-même. Leurs significations symboliques sont explicitées par nos rituels, et peuvent se résumer par la droiture et la mesure. Ils font partie des trois grandes lumières de la loge. Sur ces trois grandes lumières nous prêtons nos serments. Chaque tenue s'ouvre avec l'ouverture du livre. On ne peut donc que s'étonner que la première de ces trois grandes lumières soit aussi discrète, ignorée et passée sous silence (tout au moins en France). Le Volume de la Loi Sacrée, de surcroît, est sujet à bien des variations et interprétations, et pourrrait symboliser la dispersion et la confusion qui règnent entre les obédiences et les loges maçonniques.

Il ne peut y avoir de droiture ni de mesure sans une référence première, le système de coordonnées à partir duquel une droiture et une mesure peuvent se définir. L'équerre et le compas ne peuvent flotter dans le vide. La valeur du serment prononcé dépend de la valeur du livre qui le soutient.

Passons donc en revue les diverses solutions présentes dans nos ateliers. Il y en a quatre principales : la Bible, la constitution, un livre blanc, une règle.

 

La Bible devrait avoir un caractère sacré indiscutable, puisqu'elle contient la révélation de deux religions et de leurs multiples variantes.

Historiquement, elle a une légitimité forte sur notre autel. Elle est en effet présente depuis les origines sur le plateau du Vénérable maître des loges britanniques. Dans ce monde maçonnique imprégné de protestantisme, il s'agit de l'Ancien testament seul. Rappelons qu'au XVIIIe siècle, le créationnisme était d'usage, même pour de grands savants. Et que c'est en se fondant sur les chronologies bibliques que la franc-maçonnerie a adopté son calendrier. Aux débuts de la frnc-maçonnerie, le texte était le plus souvent pris au sens littéral, n'en doutons pas.

Depuis 1953, la Bible est devenue le Volume de la Loi Sacrée obligatoire de la GLDF, remplaçant les constitutions d'Anderson. Dans notre culture catholique, la Bible retenue inclut le Nouveau testament. Elle est le plus souvent ouverte au premier chapitre de l'Evangile de Jean, texte d'une grande force symbolique, telle que son caractère religieux peut facilement être évacué. Certaines loges l'ouvrent au livre des Rois, où il narre l'érection du Temple de Salomon. C'est propre à mettre en évidence les discordances entre l'hitoire biblique, l'orientation du temple maçonnique, la légende d'Hiram : transgressions de la loi sacrée...

Car la présence de la Bible ne va pas sans ambiguïtés ! Un Grand Maître de la GLDF écrivait : La Bible n'est, pour le franc-maçon, ni un récit historique, ni un traité théologique. Elle est le symbole de la loi vivante. Elle représente la démarche de l'humanité, frayant sa route sur le sol des réalités, de son intuition et de son imagination. Moins c'est religieux, plus c'est sacré. C'est la loi vivante à condition de lui tordre le cou.

Irène Mainguy suit la même logique. D'une part, elle n'imagine pas un autre Volume de la Loi Sacrée que la Bible, semblant ignorer que ce choix récent n'est pas celui de toute la maçonnerie. Pour elle, le livre symbolise le Verbe créateur. Façon habile de déchristianiser la symbolique tout en la maintenant compatible avec les croyances juives et chrétiennes. Irène Mainguy considère toutefois que l'équerre et le compas sont là pour nous permettre d'interpréter la loi. Cela me semble un contre-sens : si chacun est libre d'interpréter la loi, il n'y a plus de loi. Ou bien elle n'a rien de sacré.

Et la GLDF reconnaît que la présence de la Bible sur l'autel des serments réclame aux uns et aux autres des efforts : aux croyants pour en accepter une lecture non religieuse, aux incroyants pour la tolérer comme loi sacrée. En somme, tout le monde se force. En résumé, la Bible n'est un bon Volume de la Loi Sacrée que si elle ne fait pas la loi et si elle est désacralisée.

Heureusement pour elle, et pour eux, la Bible n'est pas le livre de chevet des maçons français. Combien l'ont lue, de ceux qui prêtent sur elle leurs serments ? (Parmi tant de passages édifiants, lisez par exemple Nb 31, 3-18, en annexe.)

Tout autre livre religieux présenterait les mêmes inconvénients que la Bible : Coran, Védas, Zend avesta, Tao te king, Livre de Mormon, Manifeste du Parti communiste, petit livre rouge... A tort ou à raison, ils peuvent tous prétendre être porteurs de valeurs définitives ; aucun n'est plus fondé que les autres à se dire universel.

 

Un livre de Constitutions n'a pas moins de légitimité, puisque les Constitutions d'Anderson, on l'a dit, tenaient lieu de Volume de la Loi Sacrée dans toutes les obédiences françaises avant l'adoption de la Bible par la GLDF en 1953. Jules Boucher, d'ailleurs, ignore l'emploi de la Bible : il publie son manuel en 1948, et n'a alors qu'une expérience maçonnique très limitée. Il est d'autant plus infondé à prétendre respecter les « règles de la symbolique ésotérique et traditionnelle ».

On trouve donc, tantôt les constitutions d'Anderson, tantôt les constitutions de l'obédience. Les constitutions d'Anderson ont peut-être la valeur reconnue d'être le texte fondateur de toute la franc-maçonnerie spéculative organisée. Mais leur contenu est totalement obsolète, aussi bien dans les règles de fonctionnement qui ignorent jusqu'au grade de maître, que dans sa légende historique dénuée de toute crédibilité. Encore un livre qui n'est sacré qu'autant qu'on ne le lit pas.

Quoi qu'il en soit, il me semble que des constitutions ont plus leur place sur le plateau de l'orateur, garant de la loi maçonnique, que sur l'autel. Elles ne peuvent représenter que des règles d'ordre administratif, et non une référence d'ordre initiatique et sacré. Je rejoins sur ce point l'avis de Daniel Ligou.

Certains auteurs ont voulu résoudre le problème en proposant de constituer un recueil de morceaux choisis exprimant toutes les sagesses de l'humanité. Mais aucun ne s'est risqué à mettre l'idée en pratique.

 

Reste le livre blanc. Selon ses défenseurs, il permet de concilier toutes les opinions des maçons et maçonnes. C'est au moins vrai de ceux qui n'ont pas d'opinion. Plus finement, certains y voient la potentialité d'une loi qui reste à écrire, voire que nous écrivons progressivement par le travail de nos loges. Mais, de même, personne ne se risque à en matérialiser le premier mot. Et c'est dire aussi que trois siècles de franc-maçonnerie n'ont abouti à rien.

Car enfin, prêter serment sur un livre vide n'engage pas à grand chose. Certes, cela paraît respectueux de la liberté de croyance. Mais c'est aussi un symbole de l'absence de règle morale collective : l'anomie.

L'anomie est l'absence d'organisation ou de loi, la disparition des valeurs communes à un groupe, l'état d'une société qui ne reconnaît aucune règle. Durkheim démontre que l'effacement des valeurs (morales, religieuses, civiques) n'est pas libérateur : il est associé à l'aliénation des individus et conduit à la destruction de l'ordre social. Les désirs individuels n'étant plus bornés, il conduit aussi à l'irrésolution et est facteur de suicides.

Mettre en exergue un livre représentant l'anomie me semble à l'opposé de toutes nos valeurs.

 

Certains, devant ces contradictions évidentes, ont trouvé une échappatoire : remplacer la règle écrite par une règle symbolique. La règle graduée dit au moins qu'il y a des valeurs, mais sans préciser lesquelles. On ne peut guère la considérer comme Volume de la Loi Sacrée : c'est un abandon de la notion de « volume », alors que depuis des temps anciens, la spiritualité du livre esr fondatrice des grandes conceptions collectives du sacré, et pas seulement occidentales. La règle présente les mêmes défauts que le livre blanc, permettant à chacun d'y voir ses propres choix. Elle n'engage à rien. Le souci de plaire à tout le monde conduit à un succédané timide, inodore, incolore et insipide.

 

Mais alors, où trouver un Volume de la Loi Sacrée qui ait à la fois une valeur éthique intrinsèque et une capacité à fédérer les opinions ?

L'exemple me semble fourni par la loge des Amis de la Liberté, une des rares loges parisiennes à avoir réussi à vivre pendant la Révolution française. Première à avoir arboré le drapeau tricolore dans son temple, elle avait adopté comme Volume de la Loi Sacrée la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.

Mais est-ce sacré ?

Les sociologues montrent que le sacré est une création sociale. Ce qui en fait le caractère transcendant, dépassant les individus et même le groupe, c’est sa capacité à fonder et unifier le groupe social. Cette unification s’opère par la définition de raisons d’être supérieures, d’obligations et d’interdits collectifs, de rituels, de lieux et de temps hors de l’ordinaire, d’origines mythiques communes. Ces critères sont tous présents en franc-maçonnerie : le temps et le lieu où elle se déroule peuvent être dits sacrés en toute laïcité.

Dans notre époque et dans notre société où les athées stupides et les libertins irréligieux pullulent, qu’est-ce qui peut constituer un sacré universel, reconnu ? Des philosophes ont proposé une réponse, confirmée par nos tabous collectifs. Je pense aux grands humanistes du XXe siècle, et notamment Albert Camus sur la vie humaine, ou Emmanuel Lévinas sur la présence de Dieu dans le visage de l’autre homme. Mais je pense aussi que les réactions collectives, par exemple devant les faits divers qui nous paraissent les plus choquants voire abominables, sont révélateurs du caractère sacré que nos sociétés reconnaissent au respect de la dignité et de l’intégrité de l’individu. Nos lois profanes sont toutes plus ou moins fondées sur cette valeur de l’homme.

La Constitution de 1958, loi fondamentale de la République, se réfère explicitement à la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789. Ce texte présente les caractéristiques souhaitées, d'une référence morale et citoyenne qui peut être admise par tous les francs-maçons français. Toutefois, il est un peu désuet et peut paraître manquer d'universalité.

Je lui préfère donc la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948. Elle ajoute à la précédente des droits économiques et sociaux inconnus en 1789. On peut lui adjoindre, si on le juge utile, la Déclaration unverselle des droits de la Femme de 1967, voire la Convention internationale des Droits de l'Enfant de 1989. Pour ma part, je crois que cela amoindrirait le caractère sacré de la Déclaration de 1948, où il est évident qu'en langue française, Homme signifie membre de l'espèce humaine. Dans les autres langues, le mot utilisé est sans ambiguïté.

Elle est aujourd'hui une référence mondiale reconnue par de nombreux Etats. Elle fonde les revendications fondamentales de tous les opprimés. Les droits qu'elle définit incluent la laïcité qui nous est chère. En particulier, elle serait en parfaite cohérence avec le nom même de l'obédience du Droit Humain, les valeurs fondamentales que ce nom suggère, l'égalité, l'internationalisme qu'elle professe. Mais elle peut aussi exprimer, explicitement, les valeurs humanistes fondamentales qui constituent le socle sacré commun aux maçons de toutes obédiences et de tous pays, et les exprimer avec fierté.

Nous avons à notre disposition une loi qui libère, un sacré qui rassemble et qui nous ressemble.

 

ANNEXE

Nombres, chapitre 31, versets 7 à 18.

(traduction Bible de Jérusalem)

 Ils firent campagne contre Madiân, comme Yahvé l'avait commandé à Moïse, et tuèrent tous les mâles. En outre, ils tuèrent les rois de Madiân, Évi, Réqem, Çur, Hur et Réba, cinq rois madianites ; ils passèrent aussi au fil de l'épée Balaam, fils de Béor. Les enfants d'Israël emmenèrent captives les femmes des Madianites avec leurs petits enfants, ils razzièrent tout leur bétail, tous leurs troupeaux et tous leurs biens. Ils mirent le feu aux villes qu'ils habitaient ainsi qu'à tous leurs campements. Puis, prenant tout leur butin, tout ce qu'ils avaient capturé, bêtes et gens, ils amenèrent captifs, prises et butin à Moïse, à Éléazar le prêtre et à toute la communauté des enfants d'Israël, jusqu'au camp, aux Steppes de Moab qui se trouvent près du Jourdain vers Jéricho.

Moïse, Éléazar le prêtre et tous les princes de la communauté sortirent du camp à leur rencontre. Moïse s'emporta contre les commandants des forces, chefs de milliers et chefs de centaines, qui revenaient de cette expédition guerrière. Il leur dit : « Pourquoi avez-vous laissé la vie à toutes les femmes ? Ce sont elles qui, sur les conseils de Balaam, ont été cause que les enfants d'Israël se sont pervertis en reniant Yahvé, dans l'affaire de Péor : d'où le fléau qui a sévi sur la communauté d'Israël. Tuez donc tous les enfants mâles. Tuez aussi toutes les femmes qui ont partagé la couche d'un homme. Ne laissez la vie qu'aux petites filles qui n'ont pas partagé la couche d'un homme, et qu''elles soient à vous. »