MARC  LABOURET

Métamorphoses de Vézelay

L'abbatiale de Vézelay date pour l'essentiel de la première moitié du XIIe siècle. Evidemment, l'histoire de la colline ne s'arrête pas là. L'abbaye et la ville ont connu, en général subi, bien des avatars. Chacun a contribué à modeler l'image qu'aujourd'hui nous admirons.

L'AGE GOTHIQUE

Reprenons à la fin de l'épisode précédent. Pierre de Montboissier, dit le Vénérable, est abbé de Cluny, où il vit un vénéralat conflicuel. Contre Pons de Melgueil d'abord, puis contre Bernard de Clairvaux. Celui-ci tonne contre Cluny, ses prétendues dérives, son luxe supposé, son art néfaste. On peut douter de sa bonne foi, dont on sait comment il use avec Abélard, d'ailleurs protégé de Pierre le Vénérable. Et c'est Bernard qui gagne la bataille, et impose l'ordre cistercien comme modèle pour le siècle suivant. La lente décadence de la grande abbaye commence avec Pierre.

A Vézelay, son frère l'abbé Pons de Montboissier doit constamment défendre l'indépendance de l'abbaye contre les agressions violentes des comtes de Nevers. A Vézelay même, Bernard de Clairvaux impose sa marque. C'est là qu'en 1146 il fait le buzz en prêchant la croisade à une grande foule (cent mille personnes selon les organisateurs). Puis Pons de Montboissier disparaît aussi, après l'achèvement de l'abbatiale romane, vers 1150. Il est remplacé par Guillaume de Mello, dont les attaches ne sont pas à Cluny, mais en Ile-de-France. Fin d'une époque.

y choeurEn 1162, deux candidats s'affrontent pour le trône pontifical : Victor IV est soutenu par l'Empereur et par Cluny. Mais Vézelay ne partage pas ce choix, se range derrière le roi de France et prend parti pour Alexandre III. Après une de ces périodes de confusion dont la papauté médiévale est coutumière, c'est Alexandre III qui l'emporte. Il remercie Vézelay de son soutien en la libérant de la tutelle clunisienne. L'abbaye refuse, comme elle l'a toujours fait, l'autorité de l'évêque d'Autun, et s'inféode directement au roi. Cette rupture se manifeste dans la pierre quand le choeur de l'abbatiale brûle en 1165 : le rattachement capétien est révélé par le choix de la nouvelle architecture française pour reconstruire le choeur et les premières travées. Les cinq absidioles copient littéralement celles de Saint-Denis, oriflamme et mausolée des rois : très ouvertes, sans murs de séparation, avec deux ouvertures chacune et voûtes à cinq nervures. L'élévation reproduit celle de Sens.

Pendant cent ans encore, l'abbaye reste un important pôle de pélerinage. C'est en 1279 qu'elle subit le coup fatal : le pape Boniface VIII nie l'authenticité des reliques de Sainte Marie-Madeleine, au profit de celles de la Sainte-Baume, en Provence, terre d'Empire. Vézelay, une fois de plus, subit les conséquences de la géopolitique de l'Eglise. Mais cette fois-ci, elle ne s'en relèvera pas de sitôt.

 

LES SIECLES DE MISERES

Je passerai vite sur les tristes avatars de la colline pendant les trois siècles des Temps modernes, du XVIe siècle à la Révolution. On sait les méfaits de la commende, l'incurie des chapitres, l'iconoclasme protestant, le vandalisme révolutionnaire. Les vieilles pierres n'ont guère inspiré de respect pour leur caractère sacré, ni d'admiration pour leur beauté artistique. L'église cesse d'être abbatiale. Elle connaît toutes les dégradations. Elle devient collégiale, puis paroissiale. Elle trouve une utilité comme écurie. Les murs de l'abbaye servent de carrière de pierre. Si elle avait pu choquer Bernard de Clairvaux par son luxe, elle acquiert au fil du temps une nudité et une pauvreté qu'on pourrait prendre pour la réalisation de sa vocation ascétique. De fait, au sortir des années révolutionnaires, elle tombe en ruines.

 

REDECOUVERTE ROMANTIQUE

La réhabilitation des constructions du Moyen-âge commence avec le Génie du Christianisme, publié par Chateaubriand en 1802. Il s'agit de défendre la royauté et la religion, mises l'une et l'autre à mal par les événements révolutionnaires. D'après Chateaubriand, la qualité des créations inspirées par la foi chrétienne prouve la vérité de celle-ci. L'exaltation des arts chrétiens est explicitement liée à la volonté de légitimation de la monarchie et du catholicisme. C'est par ce biais que les réalisations médiévales acquièrent le statut d'oeuvres d'art. Cela ne va pas sans résistances, et les destructions de monuments se poursuivent longtemps encore. Le Moyen-âge reste longtemps méprisé, et son art démodé.

On a un peu oublié Arcisse de Caumont, qui a pourtant joué un rôle décisif. C'est lui, l'inventeur de l'archéologie médiévale. Il est le premier à classifier l'art médiéval en péiodes successives. Il invente en 1824 le terme Art roman. Il fédére des érudits et des bonnes volontés dans les premières sociétés d'archéologie. Il sauve des monuments menacés. Il publie à partir de 1830 son Cours d'antiquités monumentales, réédité à partir de 1850 sous le titre d'Abécédaire, ou rudiment d'archéologie. C'est de cette nouvelle édition que nous tirons la reproduction suivante, qui montre que Caumont n'ignorait pas Vézelay.

y caumont

Les mérites de Prosper Mérimée, nommé dès 1834 inspecteur des Monuments historiques, sont mieux reconnus. Et c'est bien lui qui initie la restauration de l'abbatiale, et recrute le jeune Eugène Viollet-le-Duc qui mène les travaux de 1840 à 1859. Pour l'appréhension correcte de ce qui est médiéval et de ce qui ne l'est pas, il convient de faire état des modifications apportées par Viollet-le-Duc, qu'on les juge comme des trahisons ou des améliorations. Sculptures réinventées, façade refaite, sol renouvelé, galerie du cloître créée ex nihilo, travées gothiques refaites en roman, claveaux bicolores peints, fenêtres hautes agrandies... L'église est en fait plus romane après lui qu'elle n'avait été depuis 1165. Il a sauvé l'église; il faut bien lui pardonner ses inventions, voire le coup de grâce porté aux dernières traces de polychromie. C'est à lui qu'on doit de pouvoir admirer la luminosité de l'église, incluant le fameux « chemin de lumière ». C'est aussi grâce à lui qu'on peut oublier que le discours roman de l'abbatiale commençait par le jugement dernier du porche extérieur. Ce bienheureux oubli permet de prêter aux imagiers de Vézelay un propos plus lénifiant et bienveillant qu'ailleurs, plus conforme au catholicisme contemporain...

 

RECONQUETE CATHOLIQUE

Après cette réhabilitation esthétique et historique du lieu, l'Eglise le juge habitable à nouveau. En somme, la propagande de Chateaubriand a fonctionné : l'esthétique ouvre le chemin à la spiritualité.

Car nous arrivons à l'époque de la guerre entre l'Eglise et la République. On connaît les épisodes politiques nationaux de cette guerre. Ils sont relayés partout en France. Dans ses batailles contre la modernité, la laïcité, le rationalisme, la franc-maçonnerie, le matérialisme, et autres vices congénitaux de la République, l'Eglise mène une stratégie de maillage du terrain. Elle réaffirme la sacralité chrétienne des hauts lieux historiques, et les occupe pour ne pas laisser le terrain à l'adversaire, fut-il (après 1905) le popriétaire des lieux...

Pour Maurice Agulhon, à partir du Second Empire, l’Église « était de plus en plus sensible à la nécessité d’intégrer, dans ses plans de conquête ou de reconquête des âmes, l’entreprise proprement visuelle de christianisation du décor de la vie ». Le parti catholique érige des statues colossales, surtout de la Vierge (mais on trouve aussi des Christs, des Saint Joseph et des Saint Michel), en haut d'édifices religieux, ou sur des hauteurs dominant les villes : Marseille, le Puy, Vienne, Poitiers en donnent des exemples spectaculaires.

Bénédicte Renaud-Morand a démontré que ces statues étaient situées de manière à être particulièrement visibles à l'arrivée des trains dans les villes (voir le site : inventaire-rra.hypotheses.org). L'idée était explicitement de se dresser contre la modernité, incarnée par le chemin de fer. L'église du Christ-roi plantée dans le haut lieu ferroviaire de Migennes participe de la même inspiration.

A Vézelay, l'église domine le paysage avec une telle évidence qu'une vierge monumentale ne s'impose pas. Pourtant, celle-ci n'est pas loin, justement au-dessus de la gare la plus proche, à Givry-Sermizelles, qui dessert aussi Vézelay. On y retrouve l'autre constante de ces érections : le lien avec les armes, ici une « tour de Malakoff », comme au Puy la fonte de canons provenant de Sébastopol. Le lien est voulu entre le combat chrétien et la propagande nationaliste et militariste. Le sabre et le goupillon !

Comment faire de Vézelay une citadelle catholique ? D'une part, pour marquer la sacralité du territoire, on retrouve des reliques de sainte Marie-Madeleine, qui justifient l'appel à de nouveaux pélerinages. Elles sont offertes en 1876 par l'archévêque de Sens qui les détenait depuis 1281. D'où venaient-elles ? Il est assez troublant que la date corresponde au "dégommage" de celles de Vézelay, en 1279. Est-ce que le détenteur des reliques officielles, à la Sainte Baume en Provence, se serait dessaisi d'une part de son précieux capital au moment même où il triomphait, et aurait recréé un site de dévotion concurrent ? Peut-être s'agit-il de celles-là même qui avaient été désavouées par le pape ! Allez savoir... Elles sont d'ailleurs volées, puis retrouvées par miracle, répétant une vieille tradition, et une méthode d'authentification médiévale.

y aspiEt d'autre part, on érige l'église au rang de basilique, pour en valoriser la fréquentation, susciter de nouvelles manifestations de dévotion individuelle ou collective. Qu'est ce qu'une basilique ? « Une église remarquable par sa valeur commémorative consacrée à un aspect du mystère chrétien ou au culte d'un saint particulièrement vénéré. » Les critères de la basiliquification (passez-moi le mot) sont l'antiquité, la célébrité, la grandeur et la beauté. Elle est donc proclamée lieu de pélerinage, lieu de vénération de reliques, lieu de mérite d'indulgences. Elle justifie qu'on sorte de sa paroisse pour des dévotions extra-ordinaires. Ces néo-pélerinages des XIXe et XXe siècles ne sont pas de longs itinéraires de mortification : ils sont plus festifs que pénitentiels, occasions de renouer périodiquement avec la ferveur communautaire par les chants et les processions, et d'affirmer une identité chrétienne dans les marges d'un monde de plus en plus sécularisé. « Je suis chrétien, voilà ma gloire... »

Le calendrier des basiliquifications recoupe celui de la lutte contre la sécularisation de la société : on compte en France, à la fin du XVe siècle, seulement sept basiliques reconnues. Leur nombre ne bouge pas jusqu'à la Révolution. Huit s'y ajoutent de 1800 à 1870, puis le mouvement s'accélère sous la République : 37 de 1870 à 1910, 41 de 1910 à 1950, 29 depuis 1960 (sauf omission). En 1920, Vézelay s'insère dans cette stratégie de maillage du territoire, en étant intronisée parmi les citadelles de la foi résistante.

 

L'ANACHRONISME THEOLOGIQUE

Deux anachronismes nous guettent, qui amènent à toutes sortes de contresens dans l'interprétation des lieux. Le premier vient de l'évolution propre au catholicisme. Ni la doctrine, ni la pratique, ne sont les mêmes aujourd'hui qu'au haut moyen-âge. L'Eglise, de concile en concile, de théologien en théologien, a connu tant de glissements et de mutations que Bernard de Clairvaux sans aucun doute condamnerait pour hérésie nombre de ses représentants actuels. Je ne me permettrais pas de juger de la vérité ni de la qualité des évolutions. Il est tout à fait licite d'y voir une progression inspirée vers une connaissance meilleure de Dieu et des façons de le servir. Si tel est le cas, personne ne devrait s'offusquer si je présente le christianisme médiéval comme une religion immature et primitive, sinon barbare. Très loin du christianisme de miséricorde, d'amour, de douceur et de paix qu'on nous propose aujourd'hui.

Pour ce qui nous intéresse ici, à savoir la compréhension des glorieux vestiges d'une époque révolue, il est difficile de retrouver l'esprit et les pratiques du temps. L'article « Harmoniques de Vézelay » s'y essaye pour certains aspects, avec sans doute bien des maladresses. Il reste tant d'inconnues : on ne sait guère quels étaient les usages du narthex. On ignore même depuis quand le choeur était entouré d'un déambulatoire. Dans ces conditions, il n'y a aucune certitude quant à la circulation des processions ni des pélerins dans l'église abbatiale.

Il est tout de même possible de se méfier du vocabulaire. Prenons le mot « sacrement ». En latin, sacramentum veut dire d'abord serment. Voyez son usage sur la tapisserie de Bayeux, qui date bien de l'époque qui nous intéresse. Les sept sacrements qui structurent l'existence du chrétien dans l'Eglise moderne n'étaient pas codifiés, et pour certains même pas pratiqués...

Certes, on est libre de voir dans les sculptures de Vézelay un message d'espérance et de conversion. Mais l'espérance et la conversion n'avaient pas les mêmes sens qu'aujourd'hui. L'espérance ne se situait que dans l'au-delà évoqué par le sévère Christ juge du tympan extérieur, entouré du tétramorphe et des vieillards de l'Apocalypse. Elle était littéralement mise en balance avec le péché, intrinsèque au monde profane, dont l'enfer était l'issue la plus probable. La terreur était au moins aussi présente que l'espérance. Les démons étaient partout, et même les anges étaient menaçants. La conduite humaine exemplaire passait par la pénitence et le renoncement. Le salut n'était promis qu'aux moines, chastes, pauvres et obéissants. Le mot conversion est sans doute aujourd'hui plus politiquement correct que le mot pénitence. Mais aux XIe et XIIe siècles, se convertir signifiait se faire ermite ou bénédictin. Le converti se disait le convers. La signification ne changera qu'avec les Cisterciens, pour désigner le prolétariat monastique.

 

LE MOYEN-AGE EN TECHNICOLOR

Second anachronisme, celui de l'idéalisation du Moyen-âge. Celle-ci est nourrie d'images cinématographiques hollywoodiennes, de disneylands féeriques, et de fêtes médiévales pour joyeux touristes. On y fabrique un spectaculaire plaisant, ludique et d'ailleurs légitime.

Hélas, parfois cette idéalisation repose sur des présupposés discutables, qui trouvent des défenseurs convaincus. Selon leur peinture du moyen-âge, celui-ci était une époque heureuse à bien des égards, et surtout plus heureuse que les Temps modernes et que la société « bourgeoise » chargée de tous les maux. Les temps féodaux auraient notamment été des exemples d'hygiène, de paix, d'abondance, et auraient mieux respecté la condition féminine que le siècle de Louis XIV et surtout l'odieux XIXe siècle.

Cette vision est mensongère et idéologique. Le haut moyen-âge est un temps de violence, de misère, de maladie, de famines. Comment vivre sainement dans l'inconfort et la promiscuité des châteaux et des chaumières ? L'époque est aussi celle des lépreux et des pestiférés. L'espérance de vie est chiffrée, au pire à 25 ans, au mieux à 45... Est-ce que la crasse de Louis XIV excuse celle de Saint Louis ?

Quant au statut de la femme, je ne sais pas s'il y a eu pire, mais cela ne donne pas non plus au moyen-âge la palme de la condition féminine. Argument stupéfiant de Régine Pernoud : la femme était mieux considérée au moyen-âge que de nos jours parce que sa majorité était reconnue à douze ans ! Soyons clairs ; la majorité de l'oiselle est l'âge où on peut la plumer. Au XIIe siècle, la femme est entièrement soumise aux hommes, père, frères, maris, prêtres, seigneurs. Elle se transmet comme un patrimoine. Et, ne l'oublions pas, sa sexualité est démoniaque littéralement, non pas métaphoriquement.

Ne nous étendons pas sur les droits de la personne humaine. Aucune des libertés qui nous sont précieuses n'avait de sens. L'oppression était celle d'un régime théocratique totalitaire. L'ordalie était le dernier mot de la justice.

En dernière analyse, les tenants de cette vision du Moyen-âge défendent une conception particulière du bonheur (ce qui peut constituer une définition approchée de l'idéologie). Ils estiment que le bonheur découle du respect par chacun de la juste place qui lui est assignée par la doctrine dominante partagée par tous. Ainsi, la femme est heureuse de jouer pleinement le rôle que la société lui assigne. Le serf aime son oppression. Le pauvre, le malade et l'affamé trouvent leur consolation dans l'acceptation de l'ordre voulu par Dieu. J'ai même trouvé l'assertion que les pauvres devaient exister, afin de permettre aux riches de faire la charité.

Ce moyen-âge de rêve n'est en somme que le repoussoir du progrès qu'on rejette. On en voit bien le caractère réactionnaire, au plein sens du mot.

 

REINVENTIONS ZOZOTERIQUES

Mais les interprétations de Vézelay ne s'arrêtent pas là, car notre temps abonde en nouvelles tendances de relecture. Il est probable que la disparition de toute culture chrétienne d'une part, et d'autre part l'ignorance historique, nourrissent ces thèmes récurrents, qu'on trouve appliqués à tous les lieux assez émouvants pour être appelés sacrés.

Le premier lieu commun est l'attribution de l'origine du site sacré à des cultures plus anciennes, préhistoriques ou gauloises. A Vézelay, les deux sont invoquées. D'une part, on trouve l'idée qu'il existe un dolmen dans ou sous la crypte médiévale. La crypte étant taillée dans le rocher, on voit mal où ce dolmen pourrait avoir laissé des traces. Eh bien, youpi ! Il aurait été dissimulé derrière un mur ! L'Eglise veut nous le cacher ! D'autre part, le lieu, bien sûr, aurait été druidique. Rien ne s'y oppose : n'importe quel haut lieu peut avoir été investi d'une charge religieuse par les hommes néolithiques ou nos ancêtres les Gaulois. Ailleurs, l'occupation à diverses époques a été démontrée par l'archéologie. Cela n'y prouve pas, du reste, une continuité, puisqu'il peut s'être écoulé des siècles entre deux occupations, ou parce que l'Eglise a volontairement voulu supplanter et instrumentaliser l'occupation païenne antérieure.

Les Gaulois n'étaient pas loin, peut-être même étaient-ils partout, mais rien n'atteste leur installation sur la colline de Vézelay. Comme il est résumé dans la Carte archéologique de la Gaule, "Aucun objet ni découverte ne vient confirmer de façon certaine, pour l'instant,  une occupation de l'éperon de Vézelay antérieure au IXe siècle".

Pourquoi présenter cette hypothèse comme une vérité ? Quel est l'enjeu de cette élucubration ? Il s'agit à la fois de fonder la sacralité du lieu et de le déchristianiser. Ainsi pouvez-vous rendre compatibles votre désir de transcendance et votre mécréantise.

Sans doute y a-t-il bien d'autres interprétations anachroniques dans les présentations de Vézelay pour les touristes, surtout pour les touristes à ambition « spirituelle ». On entend des guides bien intentionnés expliquer la signification symbolique des plis spiralés de la robe de Jésus-Christ : ceux-ci seraient des évocations, prétendues de caractère universel, des énergies positive et négative, de l'entropie et de la néguentropie... Soyons sérieux ! Ces élucubrations sur la signification symbolique du sens des spirales sont encore plus récentes que la notion même d'énergie. Vous pouvez essayer aussi de psychanalyser l'inconscient des sculpteurs romans, et tant pis si Tonton Sigmund se retourne dans sa tombe.

Dans la même veine, dans un roman d'Henri Vincenot, un personnage affirme que la main du Christ, au tympan, est disproportionnée parce qu'il s'agit d'une représentation du dieu celte Loug « au grand bras ». Le rapprochement est amusant, mais il est abusif d'en faire un lien de causalité. Que cela reste de la fiction romanesque. On peut remarquer que si l'autre main n'avait pas disparu, l'analogie ne fonctionnerait pas. Elle suppose un Christ manchot.

Anachronique aussi, l'explication par l'alchimie. On peut évidemment l'appliquer à n'importe quoi. Par exemple, trouver dans les trois cadeaux des mages les trois étapes du grand œuvre ! Mais l'alchimie n'arrive en occident qu'en 1144. Elle a pu influencer l'invention de la tourniquette à vinaigrette, pas l'iconographie romane.

Toutes ces ingénieuses inventions, toutefois, cèdent le pas à l'ultime explication contemporaine du sacré par des forces telluriques hypothétiques. Celles-ci peuvent etre considérées comme un magnétisme, et sont souvent attribuées à des "lignes de force",  ou à des courants souterrains, notamment à des rivières souterraines. Bien entendu, aucun physicien ne saurait mesurer ce magnétisme ni les forces de ces lignes, aucun géologue ne trouverait ces rivières. L'absurdité absolue est atteinte quand on nous affirme sans rire qu'il y a sous le lieu sacré des rivières souterraines qui se croisent ! Ils osent tout, c'est à ça qu'on les reconnaît.

Mais pourquoi ? Il s'agit bien de justifier les sentiments mystiques sans recourir à un ou des dieux. Des prétendues forces venues de la terre expliqueraient la continuité du sacré à travers le temps, d'une religion à l'autre et jusqu'à nos temps impies. Elles remplacent évidemment des forces venues du ciel : dans celui-ci, il peut encore y avoir des extra-terrestres, mais plus de dieux. Les mystiques actuelles sont matérialistes, et prétendent unir l'homme à des forces naturelles. En soi, c'est d'ailleurs un but honorable. Il présente l'avantage de passer par un sacré à la portée de tous, qui  ne demande ni réflexion doctrinale, ni pratique dévotionnelle, ni effort moral. Si Marx qualifiait la religion d'opium du peuple, le zozotérisme est une drogue de synthèse, voire de contrefaçon.

 

 

Depuis au moins Roland Barthes, on sait les mécanismes de l'idéologie, qui consistent à faire passer pour naturel ce qui est culturel, pour éternel ce qui est historique : pour les uns, ce serait la lutte des classes, pour les autres les lois du marché. Ici, les pierres que des hommes ont taillées et maçonnées deviennent une hiérophanie, comme dirait ce fameux idéologue nazi, Mircea Eliade. Le guénonisme ne fonctionne plus, puisqu'une prétendue tradition primordiale est introuvable. De plus, l'écologie politique de notre temps fournit des raisons objectives de nous méfier du progrès. Le recours à la nature permet enfin, enfin ! de nier la culture, renier l'action humaine, abolir l'histoire, et croire à l'incarnation d'une transcendance : Vézelay, "colline éternelle".

Mais non. Vézelay est, comme vous et moi, temporelle, provisoire, changeante, éphémère, inventée et réinventée au fur et à mesure de son existence agitée. A chaque siècle elle trouve une identité nouvelle accordée à ce siècle. Vézelay est une merveilleuse création de l'homme, seulement ça, mais que peut-il y avoir de plus digne d'admiration ?

Elle est mortelle, aussi, et mérite à ce titre notre compassion. Si elle était éternelle, elle n'aurait pas besoin de nous.

 

 

 

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