Herméneutique de la tourniquette à vinaigrette
Le zozotérisme est dans le regard, non dans la chose regardée. Il peut donc se trouver partout, il suffit de l'extraire...
Boris Vian a démontré, de manière décisive, l'importance de la tourniquette pour faire la vinaigrette dans la vie du couple humain (Complainte du progrès, 1956). Il n'a pas saisi toutefois que cette importance vient de la haute charge symbolique portée, et par cet objet, et par son usage, qui doit, enfin ! le hisser au plus haut des symboles essentiels de tous les temps. Il met au grand jour des significations littérale, tropologique, allégorique et anagogique (1).
Je rappelle évidemment d'abord la signification explicite, littérale, exotérique : nous sommes en présence d'un fouet rotatif manuel, destiné à effectuer des émulsions alimentaires. Comment n'être pas affligé par cette définition simpliste et matérialiste ? Cessons de prendre la ménagère pour une imbécile, incapable de pensées élevées.
Notons d'entrée que l'objet est tripartite : poignée, roue et fouets. On devine que ce ternaire n'est pas neutre, et que si chaque élément est déjà un symbole fort, que sera-ce de leur association ! La poignée, plus ou moins ergonomique selon les modèles, est à l'évidence le médiateur entre l'esprit et la matière. La symbolique de la roue, liée aux conceptions du temps et du destin, est bien connue. Quant à celle du fouet, elle pourrait être redoutable, et liée à l'idée de discipline. Mais ici il s'agit de fouets contenus, rendus inoffensifs par une armature commune, et donc signifiant clairement l'autodiscipline, la maîtrise de soi. D'ailleurs, on n'a pas d''exemple de féminicide ni de masculicide à coups de tourniquette à vinaigrette. L'objet est éminemment pacifique.
Pour saisir le sens tropologique (moral si vous préférez), il faut s'élever au-dessus de l'évidente connotation sexuelle de l'objet. Par décence, je ne parlerai pas de ses usages érotiques, qui sont ici hors sujet, pour m'en tenir à ses analogies comportementales. Le couple des fouets en sens inverse illustre le couple de la science physique, défini comme deux forces égales et de sens contraire. Mais il soutient aussi la comparaison avec l'amour humain, non seulement comme couple physique et union des corps, mais comme interaction des énergies, des intelligences, et, faut-il le dire, des âmes.
Le sens allégorique va nous être éclairé par le résultat du travail de l'objet : la vinaigrette. Au commencement, les ingrédients sont dispersés, tels le chaos de la Genèse, où il est dit que l'esprit planait sur les eaux, monde liquide dont à l'évidence font partie l'huile et le vinaigre. Ne nous attardons pas sur la symbolique des deux liquides : chacun a des significations propres, mais elles ne rendent pas compte du sens profond de leur mélange. Car, quand, de l'action de l'outil naît progressivement la vinaigrette, l'ordre naît du chaos. Comment ne pas y admirer l'union des opposés complémentaires, le vinaigre et l'huile, qui sont aussi le yin et le yang, l'actif et le passif, la guerre et la paix, le masculin et le féminin ? Emotion de l'émulsion, qui rassemble ce qui était épars. Le chaos est devenu l'harmonie gustative.
Enfin, après avoir vu les significations de l'objet et de son action, c'est en s'attachant au geste de l'opérateur que nous allons pleinement et intimement adhérer à ses significations anagogiques, mystiques si vous aimez mieux. Car, si la tourniquette à vinaigrette peut être efficace ex opere operato (par ce qui est fait), ce ne peut pas être sans la libre volonté humaine, qui assure l'efficacité ex opere operantis (par la personne qui le fait). Bon, c'est de la théologie classique, rien de neuf. Vous connaissez tout ça. Je tiens à préciser que mon propos n'implique aucune conviction religieuse particulière, mais seulement l'existence en chacun d'une spiritualité personnelle, y compris athée, en toute laïcité. Soyons clairs : la tourniquette à vinaigrette n'est apparue qu'après la séparation des églises et de l'Etat. Elle ne peut être soupçonnée de prosélytisme. Je souligne qu'aucune religion n'interdit la vinaigrette. La tourniquette est remarquable aussi par son agnosticisme.
La position verticale de l'objet, et l'alignement de haut en bas de ses trois éléments constitutifs, expriment symboliquement la relation transcendante entre le ciel et la terre, l'esprit et la matière. Chaque vinaigrette reproduit le geste créateur initial mythique, qui de la glaise informe fait jaillir la vie. Les trois parties de la tourniquette pourraient aussi s'identifier :
- la poignée, à la foi,
- la roue du destin et sa manivelle, à l'espérance,
- les fouets intimement entremêlés et agissant sur le monde, à la charité.
L'ensemble de la mise en œuvre de ce tout indissociable est un acte d'amour. C'est évidemment vrai de toute préparation culinaire, quelle qu'elle soit, et Sainte Thérèse de Lisieux disait que Dieu est aussi dans les casseroles. Elle devait s'y connaître. En casseroles. Ainsi, le mouvement de chaque tourniquette à vinaigrette est-il, comme celui des moulins à prière tibétains, l'expression d'une adoration universelle.
Il est tout aussi légitime d'y voir une allégorie de l'utopie républicaine, liberté de prendre en mains son destin, égalité des deux fouets et fraternité de leur entrelacement.
Quoi qu'il en soit, cette concrète métaphore du geste créateur peut inspirer le remplacement avantageux de l'expresssion désuète de "Grand architecte de l'Univers" par celle, tellement mieux adaptée aux réalités de notre monde technicien, où tout tourne si vite, de "Grand tourniquetteur de l'univers".
Faut-il regretter la marche du progrès, grâce auquel la domotique assure informatiquement le mélange préprogrammé sur un robot ménager, pendant qu'on regarde la campagne électorale sur son téléphone portatif ? Nous ne reviendrons pas aux vinaigrettes des chamanes paléolithiques, des druides gaulois, ni même des alchimistes médiévaux. Les Don Quichotte de notre temps ont d'autres combats inutiles au nom d'autres traditions improbables. La tourniquette a vécu, qu'on s'en plaigne ou qu'on s'en réjouisse. Mais je remercie Damien, dit Dadou, de m'avoir ouvert les yeux sur cette merveille méconnue du génie humain, et de m'avoir inspiré ce texte à sa gloire.
Conscient de mes devoirs face au public exigeant, mes recherches se poursuivent, incessantes et fécondes. En avril 2022, alors que souffle autour de moi sur le Morvan la tempête Diego, je m'attache à élucider l'étymologie du mot "tourniquette". C'est à cela qu'on reconnaît le vrai scientifique : il n'est pas esclave des idées reçues et des fausses évidences. Un objet lourd d'une telle charge mythique et symbolique ne pouvait porter un nom vulgaire. Non ! "Tourniquette" ne vient pas du verbe "tourner" affublé du suffixe enfantin "quette", comme n'importe quelle chose petite, voire obscène. L'origine est noble, et vient du grec : τορνος (tornos : le tour - tour à bois ou tour de potier) et νικητις (niketis : victorieux). Il s'agit donc du tour victorieux, voire du tour de Nikè, déesse de la victoire, qui avait évidemment la taille faite au tour.
(1) Selon la classification des Pères de l'Eglise aussi bien que dans l'étude judaïque de la Torah. On ne sait si l'origine est judaïque ou si au contraire la kabbale a subi une influence chrétienne. Tout de même, le premier à opérer cette doctrine des quatre sens semble être Saint Augustin, avant lequel Juifs et Chrétiens n'en utilisaient que trois. Le système est formalisé par Bède le Vénérable, (673-736), un des grands maîtres à penser du Moyen-âge. On considère que l'apogée de l'usage de la théorie des quatre sens se situe au XIIe siècle (voir l'article de Wikipedia).
Les tourniquettes photographiées proviennent d'une collection privée. Il s'agit de trois modèles anonymes du XXe siècle. On ne s'étonnera pas de constater, sur le troisième modèle, que l'axe de la roue divise l'appareil en deux segments dont le rapport est proche du nombre d'or. En trichant à peine sur les mensurations, on peut arriver à 1,618... Photos Marc Labouret.