La constellation de la Vierge
Un exemple de fallace zozotérique.
On m’avait conté, et je retrouve ce conte sur plusieurs sites de la toile internet, que la carte des cathédrales dédiées à Notre-Dame correspondait au dessin de la constellation de la Vierge. Cette idée fabuleuse (au sens propre) méritait quelque analyse. Comment et pourquoi un tel délire, au XXIe siècle ? Quel système de pensée crédule ou pervers peut émettre, diffuser, partager, une théorie aussi loufoque ?
SI C’ETAIT VRAI…
Car enfin, si c’était vrai (ce qui n’est pas le cas), qu’est-ce que cela signifierait ? Qu’il y a eu des hommes qui ont choisi, consciemment ou inconsciemment, de bâtir des villes, puis des sanctuaires, en ces lieux, et plus tard de les consacrer à Notre-Dame.
Si ce fut conscient, il faudrait croire à une chaîne de transmission de connaissances astronomiques (ce qui est défendable), cartographiques, (ce qui l'est moins), mais aussi, et ce ne l'est plus du tout, de la volonté qu’un jour ces étoiles soient appelées la Vierge, et ces sanctuaires dédiés à une sainte vierge.
Certes, ces étoiles sont associées par les hommes en constellation, et sous ce nom, dès l’antiquité gréco-romaine. On ne sait si c’était le cas chez les tribus gauloises, qui ont probablement fondé le plus grand nombre des villes concernées : Carnutes à Chartres, Rèmes à Reims, Parisiens à Paris, Ambiens à Amiens… Faut-il croire que ces Gaulois se seraient concertés pour choisir l’emplacement de leurs capitales ? C’est déjà une hypothèse bien peu probable. Il faudrait en outre que ces fondateurs aient su (ou voulu !) qu’en ces lieux serait un jour honorée une vierge. Ce n'est pas tout ! Cela demanderait en outre que leurs pairs des autres villes, comme Troyes, Beauvais, Orléans, que sais-je encore, aient été tout aussi conscients que leurs villes ne seraient pas consacrées à la même sainte... Quels que soient les fantasmes de prétendues sciences des druides et de transmissions initiatiques, c’est déraisonnable, sauf à faire intervenir une révélation surnaturelle ou des extra-terrestres connaissant l’avenir, l’avenir chrétien.
Si ce fut inconscient, cela fait intervenir plus évidemment encore une volonté non humaine. Cette inspiration devrait consister en une suite de révélations cohérentes à travers les siècles et via des religions différentes, ou en une prétendue continuité de tous ces sanctuaires d’une religion à l’autre, sans preuve archéologique. Ce confusionnisme où Isis, Artémis, Belisama, Marie sont équivalentes, malgré les siècles et les kilomètres d’écart, et en dépit des abimes qui séparent les religions qui les révèrent et les mythologies dont elles dépendent, relève de l’ignorance, ou de la supercherie. Dans les cas extrêmes, on hurle de rire : je vois rattacher Karnak à Carnac, l'Avallon en Bourgogne à l'île d'Avalon des romans arthuriens, Paris à Isis ! Pourquoi pas la Baalbek du Liban au Balbec de Proust ? Attribuer à une notion dévoyée d’« archétype » de vagues ressemblances éparses serait risible si cela ne défendait pas une conception nocive.
Je trouve même un cas qui touche au sublime de la caricature, où l’éclipse d’août 1999 et les tempêtes de décembre suivant sont rattachées mystiquement entre elles ainsi qu’aux cathédrales qu’elles ont rencontrées sur leurs parcours ! Pour la démonstration, peu importent les différences sensibles d’orientation ; ni que l’éclipse ait traversé toute l’Europe ainsi que la Turquie et l’Iran (où les cathédrales sont rares); ni que les dégâts des tempêtes « Lothar » et « Martin » aient concerné aussi l’Allemagne, la Suisse, l’Italie ; ni que des éclipses et des tempêtes traversent toutes les régions du monde, le plus souvent sans cathédrales, et qu'il est statistiquement prévisible qu'un jour elles concernent l'Ile-de-France. Il faut ici oublier toute explication rationnelle : on est revenu à la source du religieux, quand la foudre, les séismes, voire le vent dans les arbres, sont des hiérophanies, des manifestations du sacré. Formidable régression dans la pensée magique.
Et voilà un autre délire, où non seulement les cathédrales ont leurs emplacements prédéterminés par la géométrie, mais aussi les centrales nucléaires. Décidément, un des soucis des zozotéristes est de trouver toujours du nouveau auquel appliquer leurs théories simplistes : la fabrique à mystères ne cesse pas de moudre la réalité pour transformer les hasards en volonté supérieure.
Je leur suggère d’étudier l’idée suivante, qui est de Jean-Luc D. (protégeons sa réputation par l'anonymat) : ne pas s’arrêter à la Vierge et la France gothique, mais rechercher si la Grande Ourse ne peut pas refléter la Russie communiste (facile !), Orion les mégalithes corses ou Cassiopée les temples mayas du Guatemala, suggestions non limitatives. Soit que de « Grands Initiés » aient prévu ou organisé toute l’histoire humaine, soit que des extra-terrestres aient voulu dessiner des territoires correspondant aux constellations d’où ils sont issus ! Vastes perspectives.
Parenthèse : dans ces édifices fictifs branlants, il n’y a guère de différence de fond entre intervention divine et intervention extra-terrestre. La seconde est une traduction moderniste et pseudo-scientifique de la première. Mais dans les deux cas, le ciel est invoqué comme cause première omnipotente et omnisciente. Mieux : ovnipotente et ovnisciente.
REVENONS A NOS CATHEDRALES.
La thèse est donc insoutenable rationnellement, et purement métaphysique. Elle consiste à prétendre (sans l'avouer) qu’un dieu, dans son dessein intelligent, a prédestiné la France à être consacrée à une Vierge Mère. Les païens eux-mêmes ont contribué à cette oeuvre grandiose, et les étoiles. Le prix à payer en est que le culte marial peut tout aussi bien en être amoindri, dissous dans la soupe archétypale insipide où il ne vaut pas plus que les dieux oubliés, voire l'astrologie de bazar.
Encore faut-il préciser de quelle France il s’agit :
- Le Bassin parisien. En effet, aucune des présentations de cette thèse que j’ai rencontrées n’y inclut les cathédrales de Strasbourg, du Puy, de Sisteron, de Tarbes… Je compte 69 cathédrales Notre-Dame ou Sainte-Marie en France (sur presque 200 cathédrales existant ou ayant existé), mais seules quelques-unes, moins de dix, semblent concernées. Les dieux, quels qu’ils soient, ont élu un peuple bien précis. N’y sont pas les occitans, les flamands, les lorrains, les bretons, ni même les auvergnats.
- La France médiévale, chrétienne et royale. On ne va quand même pas tenir compte de la cathédrale de Lille, qui ne date que du XIXe siècle ! Ni de celle de Créteil, de 2015 ! Pourtant, les quelques siècles d’écart sont une poussière à l’échelle du temps cosmique… Le territoire et les monuments retenus montrent que la France du XIIe siècle est le modèle où la société humaine reflète et réalise le dessein surnaturel. La société idéale, comme pour des réactionnaires tels Guénon, serait médiévale et chrétienne. Il s’agit bien sûr d’un moyen-âge fantasmé, bien loin des réalités du temps. Cet imaginaire pseudo-historique ne repose que sur un préjugé politico-religieux anti-moderniste.
Je suis toujours étonné par le besoin de prouver matériellement une conviction métaphysique. Certes, cela relève de la pensée magique - et c'est peut-être le seul vrai rapport de nos élucubrateurs avec le moyen-âge. On est loin de la foi, qui n'a pas besoin de preuves.
Parmi les arguments superfétatoires qui contribuent à rejeter la théorie dans le domaine de la fable idéologique, on peut faire deux remarques relevant de l’histoire de l’art religieux. D’une part, les cathédrales « concernées » sont dédiées à Notre-Dame, non pas à la Vierge. Ce n’est pas la même chose. Le culte de Notre-Dame est diffusé au XIIe siècle, sous l’influence de Saint Bernard. Il renvoie aux thèmes médiévaux de la suzeraineté féodale, de la légitimité dynastique, et de la Dame de l'amour courtois : celle à qui le chevalier dédie tous ses efforts, tous ses combats, celle qui rend toutes ses humiliations glorieuses. Cette dévotion s'appuie sur des images de reine et de mère, non pas de jeune fille. D’autre part, la constellation de la vierge, virgo, est de son côté fréquemment représentée aux époques romane et gothique parmi les signes du zodiaque, sans la moindre allusion à plus de sainteté que pour les poissons ou le sagittaire. Elle est absolument distincte de la mère de Dieu. L’idée d’attribuer la constellation à Marie relève des dévotions mariales contemporaines (postérieures à la Révolution).
Il y a, sans doute, des influences « celtiques » ou « païennes » dans le christianisme ancien. Mais, d’une part, les sources archéologiques sont rares et si lacunaires qu’il est impossible d’en tirer des généralités fiables. Et, d’autre part, ces influences se sont probablement moins transmises dans la continuité que par des ruptures. Ce n’est pas une filiation. Le christianisme s’est imposé en s’opposant, en détruisant, en persécutant aussi. Parmi d’autres exemples, il est probable qu’on peut voir un lien entre les cultes solaires antiques et Saint Michel, dont le culte s’est souvent installé sur les hauts lieux ; mais l’archange tuant le dragon serait alors, non moins probablement, une allégorie du triomphe de la chrétienté sur le paganisme. Les cathédrales, de même, ont été fondées par les premiers évêques, évangélisateurs et organisateurs de l’Eglise primitive sur les ruines du paganisme. C’est pourquoi elles ont été dédiées à ces fondateurs ou, souvent, aux premiers grands évangélisateurs : Saint Pierre le premier pape ou Saint Etienne le premier martyr. Un cas est assez bien documenté : la cathédrale de Paris a été fondée sur un ancien temple de Jupiter, dédiée à Etienne pendant au moins cinq siècles, peut-être huit, avant d’être consacrée à Notre-Dame au XIIe siècle – affaire de mode. Aucune continuité là-dedans.
En tout état de cause, s’il y a eu des héritages de croyances et de pratiques antérieures, celles-ci ont été interprétées à l’aune de la mythologie, de la théologie et de la liturgie catholiques. Les cathédrales ne se comprennent, par le cerveau et par le coeur, qu’à la lumière de la spiritualité chrétienne. Complétée, ça va de soi, par la connaissance du contexte historique et artistique des époques de construction. Si on veut y faire intervenir des influences autres, ce ne peut être qu’à la marge – et une marge très étroite. A défaut, on reste dans un fourre-tout pseudo-sacré inconsistant et dans un moyen-âge de fantaisie.
La fable est donc liée à des conceptions clairement identifiables : le zozotérisme, ici comme ailleurs, ne peut servir que les idées les plus réactionnaires. Ces conceptions n’ont pas à être interdites. Chacun croit ce qu’il veut. Mais l’argument utilisé ici est une fallace qu’il convient de ridiculiser purement et simplement. Chacun croit ce qu’il veut, parce qu’il n’y a pas de vérité métaphysique, seulement des opinions. Mais il y a de vrais mensonges, à dénoncer comme tels.
UNE SUPERCHERIE
Car enfin, il reste à vérifier que la prétendue correspondance entre les étoiles et les cathédrales est une supercherie.
Faites comme moi, observez les cartes publiées sur les différents sites qui propagent cette crédulité. Vous y verrez, d’une part, que les lieux choisis pour la démonstration diffèrent sensiblement d’un auteur à l’autre. Cette diversité d'interprétations contradictoires est en elle-même un signe… Chacun choisit les villes qui lui semblent le mieux correspondre à la constellation. Toutes les cartes nécessitent d’imposer des contorsions acrobatiques au dessin de la vierge. La pauvrette est toujours gravement scoliotique. Toutes, surtout, opèrent des choix injustifiables dans les villes retenues. Non seulement elles écartent les trois quarts sud de la France, ainsi que l’est, le nord et la Bretagne, mais dans la zone retenue, elles sélectionnent encore. Exemples : une des cartes utilise à l’appui de la pseudo-démonstration les villes de Londres (!), Orléans et Bourges, dont les cathédrales ne sont pas consacrées à Notre-Dame. Une autre intègre Beauvais (Saint Pierre) et Soissons (Saint Gervais et Saint Protais). Une autre encore, Etampes et Abbeville, où il n’y a pas de cathédrale. A l’inverse, même dans la zone retenue, bien des cathédrales Notre-Dame sont exclues, de Rouen à Laon, voire Paris ! La supercherie est manifeste.
En quelque sorte, c’est dommage, peut-être mesquin. Il y a assez de cathédrales sur la terre en général, et en France en particulier, pour leur faire représenter sur la carte toutes les figures géométriques (dont évidemment pentagrammes et nombre d’or) et toutes les constellations possibles, voire les animaux de Nazca ou la célèbre Morue de Léonard (en anglais Da Vinci Cod). Si vous manquez de cathédrales, ajoutez-y les innombrables autres sanctuaires mariaux. Certains le font en utilisant Notre-Dame de l'Epine ou Notre-Dame d'Orval, pour compenser le manque de cathédrales. Mais il y en a tant d'autres !
En conclusion, le conte est un exemple significatif des mécanismes de la fallace zozotérique. On reconnaît le même type de démonstration que dans l'usage islamique du nombre d'or (voir mon article à ce sujet). Quant à la forme, on voit à l’œuvre les mêmes ressorts théoriques truqués que chez Guénon, Ghyka ou Eliade, ici bien moins élaborés et donc plus évidemment absurdes. Les mêmes implications obscurantistes, créationnistes et complotistes. Le même mépris de l’histoire et de l’archéologie, de la science en général, mais même, ici, de l'intelligence. La même manipulation des esprits crédules. Et quant au fond, s’il y a un fond, c’est une soi-disant spiritualité sans consistance, un ramasse-tout de pseudo-mystères dont le seul point commun serait une transmission initiatique dont aucune trace ne subsiste, et pour cause !
Le sommeil de la raison engendre des monstres. Ces monstres pullulent. Ne les nourrissons pas. Il ne s'agit pas ici de tuer le mystère ni la poésie (on m'en a accusé), mais bien l'escroquerie et l'ignorance. L'enjeu n'en est pas si dérisoire qu'il y paraît.
Enfin, les zozotéristes ne se contentent pas de mépriser les vérités scientifiques et historiques, ainsi que le bon sens. Ils rabaissent le sacré et la religion chrétienne au niveau des astrologues de magazine féminin ou des voyantes de fête foraine. Les cathédrales méritent mieux que ces sottes élucubrations. Leurs géniaux bâtisseurs aussi. La vérité historique est évidemment beaucoup plus complexe, la pensée chrétienne médiévale beaucoup plus riche, l'architecture du temps beaucoup plus extraordinaire, que ces pauvres rapprochements imaginaires, qui n’expliquent rien et qui amoindrissent la réalité. Celle-ci recèle des ressources illimitées d'inconnu et de poésie, voire, pour beaucoup encore d'entre nous, de transcendance.
POST SCRIPTUM
La fallace pourrait avoir été inventée en 1966 par Louis Charpentier dans son bouquin "les Mystères de la cathédrale de Chartres". L'excellent site https://decoder-eglises-chateaux.fr/ présente Louis Charpentier comme "un homme particulièrement admirable pour avoir sans relâche multiplié les théories fumeuses sur les sites religieux". De fait le livre cité est un salmigondis de théories zozotéristes, notamment sur les Templiers. Il donne probablement la première mention de la "corde à douze noeuds", qui passera à treize noeuds et connaîtra une belle postérité grâce au chanoine Jean Bétous. Et on y trouve ce qui est peut-être aussi la première mention de la comparaison entre les cathédrales et la constellation. Avec illustrations. Sur sa carte des cathédrales Notre-Dame, il place Bayeux, Rouen, Amiens, Evreux, Chartres, Paris, Laon, Reims et L'Epine ; mais aussi Abbeville, dont la cathédrale est dédiée à saint Vulfran, et Etampes, qui n'a pas de cathédrale. Et sont absentes (sans quitter ce territoire de la France du nord) : Senlis, Noyon, Coutances, Sées. Enfin, pour améliorer la ressemblance avec la constellation, il ajoute une ville au sud-ouest qui n'existe pas et où Notre-Dame n'a pas mis le pied - à moins que ce ne soit l'église Notre-Dame-des-Marais à la Ferté-Bernard ? Et il affiche en regard une prétendue constellation de la Vierge qui présenterait une certaine ressemblance avec son choix de villes. Mais cette carte n'a en fait aucun rapport avec la réalité. Elle est to-ta-le-ment fictive. La démonstration ne repose sur rien. On comprend que ceux qui ont essayé de reprendre la thèse générale ne se soient pas fondés sur ce premier schéma indéfendable. On déplore qu'ils n'aient pas trouvé mieux.
Fallace (du latin fallacia, même sens), n.f. (vieux) : 1) Disposition à tromper, vice d'un argument captieux et sophistique. 2) Tromperie, information mensongère. Synonyme franglais malheureux : fake news. Synonyme néologique regrettable, inutile et de registre familier : infox (mot-valise de info et intox). Dérivé : fallacieu-x, -se.